Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
CHE_1/CHE87
André de CHÉNIER
ŒUVRES POÉTIQUES
tome I
1790
THÉATRE
Fragments de comédie
I
PROLOGUE
BONJOUR, salut. | Paix ! je suis l'orateur, 4+6 a
Ou le prologue | envoyé de l'auteur. 4+6 a
Si vous avez | feuilleté quelques pages, 4+6 a
Tout ce cortège | aux folâtres visages, 4+6 a
5 Ces chœurs dansants, | et ces ris un peu fous, 4+6 a
Vous font juger | assez que devant vous 4+6 a
Se vient montrer | la gente comédie ; 4+6 a
Non cette froide, | insipide, étourdie, 4+6 a
Qui ne dit rien, | et se pare aujourd'hui 4+6 a
10 De mots fardés, | de grimace, d'ennui, 4+6 a
De plats sermons ; | mais celle que l'Attique 4+6 a
Vit s'agiter | sur son théâtre antique. 4+6 a
Le bon rimeur | qui fait que nous voici 4+6 a
A d'autres dieux | fut dévot jusqu'ici. 4+6 a
15 Ses vers, amants | des forêts solitaires, 4+6 a
S'embellissaient | d'études plus sévères. 4+6 a
Mais de sa route | il faut quelques instants 4+6 a
Qu'il se détourne. | Un tas de charlatans, 4+6 a
De vils escrocs, | à qui chacun fait fête, 4+6 a
20 Ont de sa bile | excité la tempête. 4+6 a
Or, comme il faut, | pour flétrir ces pervers, 4+6 a
Les saupoudrer | de caustiques amers, 4+6 a
Il veut contre eux, | pour signaler sa haine 4+6 a
Ressusciter | la scène athénienne. 4+6 a
25 Et c'est par nous | qu'étalant une voix 4+6 a
Neuve aujourd'hui, | populaire autrefois, 4+6 a
Il les fustige, | et sur leur dos profane 4+6 a
Fait pétiller | le sel d'Aristophane. 4+6 a
Ce Grec railleur, | une fois trop mordant, 4+6 a
30 Contre Socrate | envenima sa dent. 4+6 a
Mais il eut tout, | esprit, force, harmonie, 4+6 a
Invention, | gaîté, grâce, génie. 4+6 a
De son vers fin | les âcres aiguillons 4+6 a
Faisaient merveille | à larder les félons. 4+6 a
35 Et suis marri | que notre grand Voltaire, 4+6 a
Que l'on croit plus | qu'à Rome le saint-père, 4+6 a
A tout propos | nous le dénigre, au lieu 4+6 a
D'étudier | pour le connaître un peu. 4+6 a
De ce rieur | que chérissait la Grèce, 4+6 a
40 Il eut l'esprit, | la verve, la finesse ; 4+6 a
Faut-il soi-même | (et c'est ce qu'il fait, lui) 4+6 a
Se souffleter | sur la face d'autrui ? 4+6 a
Sus. Ouvrez donc | de grands yeux. Notre scène 4+6 a
Va vous offrir | toute la vie humaine : 4+6 a
45 Vous, vos amis ; | miracles et jongleurs, 4+6 a
Songes, esprits, | prophètes, bateleurs, 4+6 a
Contes sacrés, | sottises qu'il faut croire, 4+6 a
Dupes, fripons. | Bref, toute votre histoire ; 4+6 a
Si, qu'entre vous | vous regardant au nez 4+6 a
50 Vous riez bien | de vous voir bien bernés. 4+6 a
Mais quoi ! j'entends | une gent débonnaire 4+6 a
Qui vient me dire : | — Hélas ! comment se plaire 4+6 a
Aux petits vers | qui fessent le prochain ? 4+6 a
— Oui, mais que diable ! | on se lasse à la fin. 4+6 a
55 Je sais qu'il est | permis d'être un peu bête. 4+6 a
Mais quand partout, | prêt à courber la tête, 4+6 a
Le genre humain | de boue enseveli, 4+6 a
Bien orgueilleux | d'être bien avili, 4+6 a
Lèche en tremblant | toute main qui l'assomme 4+6 a
60 L'honneur s'en mêle. | Alors en honnête homme 4+6 a
Ne peut-on pas, | les verges à la main, 4+6 a
D'un vers aigu | fesser le sot prochain, 4+6 a
Le démasquer, | et lui faire connaître 4+6 a
Qu'on le connaît ? |Il rougira peut-être. 4+6 a
65 — Mes chers amis, | rougissez, rougissez, 4+6 a
Je vous connais, | et vous serez fessés. 4+6 a
Pour votre bien | il faut qu'on vous étrille. 4+6 a
Confessez-moi | votre humble peccadille. 4+6 a
Eh bien ? partout | mensonge respecté, 4+6 a
70 Fourbe adorée | et bon sens insulté ! 4+6 a
Sottise altière, | et de soi-même enflée ! 4+6 a
Raison proscrite | et vérité sifflée ! 4+6 a
Et vous absurde | après cela ? non pas, 4+6 a
Non, je ne puis. | Trop énorme est le cas. 4+6 a
75 Venez, venez. | Sur votre large échine, 4+6 a
Je vous prépare | un peu de discipline. 4+6 a
Aussi dit-on | qu'il faut, en bon chrétien, 4+6 a
Bien châtier | ceux-là qu'on aime bien. 4+6 a
Mes bien-aimés, | le fouet qui va vous cuire 4+6 a
80 Vous instruira, | si l'on peut vous instruire, 4+6 a
Si, par après, | malgré mes soins pieux, 4+6 a
Bien corrigés, | vous ne valez pas mieux, 4+6 a
A votre dam. | Vôtre sera la honte, 4+6 a
Et devant dieu | je n'en rendrai pas compte. 4+6 a
85 J'accuserai | votre esprit corrompu, 4+6 a
Car j'aurai fait | tout ce que j'aurai pu. 4+6 a
II
Maintenant la loi sacrée 7
Veut que j'appelle à nos chœurs 7 a
Pallas amante des chœurs ; 7 a
90 Vierge à l'hymen indocile, 7 a
Qui règne sur notre ville ; 7 a
Qui tient les clefs de nos murs, 7
Parais, ô vierge immortelle 7 a
O toi qui hais les tyrans ; 7
95 Le peuple des femmes t'appelle. 8 a
Mène avec toi dans ces lieux 7 a
La paix amante des fêtes. 7
Venez aussi toutes deux, 7 a
Paisibles et favorables, 7 a
100 O déesses vénérables, 7 a
Dans vos bois mystérieux, 7 a
Où sur vos saintes orgies 7
Nul homme ne porte les yeux : 8 a
Lorsqu'aux lampes étincellent 7
105 Vos fronts immortels, radieux, 8 a
Venez, venez toutes deux, 7 a
Vénérables Thesmophores, 7
Si jamais à notre voix, 7 a
Vous avez daigné descendre, 7 b
110 Daignez, daignez nous entendre, 7 b
Venez, venez cette fois. 7 a
III
Un charlatan décide une mère à laisser sa fille seule avec lui ; un jeune cousin s'y oppose d'abord.
α
Oh !
β
Pourquoi non ? |
α
Madame, un étranger, 4+6
Un inconnu ? |
β
Monsieur, dans ma famille 4+6 a
Il ne l'est point. | De plus, monsieur, ma fille 4+6 a
115 Peut bien sur moi | s'en reposer en paix, 4+6 a
Et vous aussi. | Je sais ce que je fais. 4+6 a
Puis, comme tout le monde se lève pour s'en aller et s'arrête, Il s'approche d'elle.
α
Soit. Pardonnez, madame, etc…
α
Vous verrez donc | le diable
β
Oui.
α
Le beau sort ! 4+6 a
β
Vous voudriez | être à ma place ?
α
Fort. 4+6 a
120 Vous fatiguer | ainsi de leur folie ! 4+6 a
β
Oh ! sans murmure | un quart d'heure on s'ennuie. 4+6 a
α
Vous laisser seul | avec cet impudent ! 4+6 a
β
Maman le veut. |
α
Oui, le trait est prudent. 4+6 a
β
Mais j'ai, je crois, | assez de ma prudence. 4+6 a
125 Et voilà, certe, | un ton de défiance… 4+6 a
J'ai donc besoin | de vous pour m'éclairer, 4+6 a
Et loin de vous | je pourrais m'égarer ? 4+6 a
α
Non, mon Dieu, non. | Mais qu'a-t-il donc affaire 4+6 a
De vous parler ? | Vous n'êtes point sorcière. 4+6 a
Que vous veut-il ? |
β
130 Nous le saurons. Adieu. 4+6 a
Ne boudez pas. |
γ (la mère)
Allons, quittons ce lieu. 4+6 a
Descendons tous | chez moi.
δ
Croyez, vous dis-je, 4+6 a
Qu'il le fera. |
ε
D'honneur, un tel prodige ! 4+6 a
Voir des esprits ! | oh ! madame !
ζ
Eh bien ? quoi ? 4+6 a
η
Sans doute.
θ
135 Après | ce que j'ai vu, ma foi, 4+6 a
Moi, je crois tout. |
γ (la mère)
Allons donc, le temps presse. 4+6 a
Avec monsieur, | ma fille, je vous laisse, 4+6 a
(Ils sortent tous, et l'amoureux tarde, faisant semblant de regarder des machines.)
ι
Monsieur, j'attends, | car dans cet entretien, 4+6 a
Moi seul…
α
Eh oui, | je sors, je le sais bien. 4+6 a
ι
140 Bon, bon, je vois.
(Suit la scène avec la jeune personne.)
Vous êtes nés | pour manquer de bon sens. 4+6 a
Moi je suis né | pour rire à vos dépens. 4+6 a
.............................................................................
Mais les humains | ont besoin d'être sots. 4+6
IV
Et, non, non, non. | Mais quel trembleur vous êtes ! 4+6 a
145 Vous croyez donc | à tant de fortes têtes ? 4+6 a
Sachez de moi | que ce tas de savants 4+6 a
Ne font jamais | la guerre qu'au bon sens. 4+6 a
Les vrais savants, | qui sont en petit nombre, 4+6 a
Cherchent la paix, | la solitude et l'ombre. 4+6 a
150 Leur cabinet, | leurs livres, leurs amis, 4+6 a
Font tous leurs soins. | Ils fuiraient d'être admis 4+6 a
Dans la cohue, | en sottises féconde, 4+6 a
Des importants | qu'on nomme le beau monde. 4+6 a
Sur ses travers | si jamais, par hasard, 4+6 a
155 Sans y penser | ils jettent un regard, 4+6 a
Il leur suffit | d'en gémir ou d'en rire. 4+6 a
Il parlent peu ; | car ils ont trop à dire. 4+6 a
ils ne vont point | endoctriner sans fruit 4+6 a
Un monde vain, | qui n'entend que le bruit. 4+6 a
160 S'ils parlent, même, | aucun ne les écoute ; 4+6 a
Car ils sont vrais, | simples, amis du doute. 4+6 a
Or ces gens-là, | pour l'avenir formés, 4+6 a
Sont peu compris, | encore moins aimés. 4+6 a
N'ayant de foi | qu'à la raison sévère, 4+6 a
165 Comme on les craint, | on ne les aime guère. 4+6 a
Pour les comprendre, | il faut comme eux savoir, 4+6 a
Comme eux penser, | méditer, lire, voir. 4+6 a
Qui les connaît ? | Sans orgueil, sans jactance 4+6 a
Enveloppés | d'un modeste silence, 4+6 a
170 Qui diable irait | si loin les déceler ? 4+6 a
Pour les connaître | il faut leur ressembler. 4+6 a
Si vers ceux-là | nous dirigions nos armes, 4+6 a
Je trouverais | fort justes vos alarmes. 4+6 a
Interrogés | par eux, nous serions pris, 4+6 a
175 Et nous n'aurions | que honte et que mépris. 4+6 a
Mais songez-vous | que tout Paris abonde 4+6 a
D'autres savants | connus de tout le monde ? 4+6 a
Gens qui sans choix, | sans but, aveuglément, 4+6 a
Par ton, par air, | et par désœuvrement, 4+6 a
180 Font à grands frais | essais, expériences, 4+6 a
Savent le nom | de toutes les sciences ; 4+6 a
Sur tous sujets | toujours parlant, citant, 4+6 a
Jugeant, tranchant, | arguant, régentant, 4+6 a
Et savourant | la douce conscience 4+6 a
185 De leur mérite | et de leur importance. 4+6 a
Par vanité, | chacun fait le semblant 4+6 a
D'apprécier | leur prétendu talent, 4+6 a
Et les exalte, | et veut avoir la gloire 4+6 a
D'être cité | parmi leur auditoire. 4+6 a
190 De tout savoir | ministres déclarés, 4+6 a
Penseurs en titre, | ennuyeux, révérés, 4+6 a
Comme l'oracle | on les écoute dire, 4+6 a
On vient en foule, | on bâille et l'on admire. 4+6 a
Or, ces savants | qui, tous, en bonne foi, 4+6 a
195 Sont ignorants | autant que vous et moi, 4+6 a
Nous les aurons | pour nous fort à notre aise : 4+6 a
Nous bercerons | leur vanité niaise ; 4+6 a
Nous leur dirons | qu'ils sont de grands esprits ; 4+6 a
Qu'on ne pourrait | sans eux vivre à Paris ; 4+6 a
200 Que c'est sur eux | que la sagesse, en France, 4+6 a
La vérité, | fondent leur espérance. 4+6 a
Ils le croiront. | De nous ils parleront. 4+6 a
Bien admirés, | ils nous admireront ; 4+6 a
Ils écriront. | Car ils lassent la poste 4+6 a
205 A voiturer | et missive et riposte, 4+6 a
Proposant plans, | problèmes, questions, 4+6 a
A tous docteurs, | à toutes nations. 4+6 a
De là, de là, | nos hérauts, nos apôtres ; 4+6 a
Ils prêcheront | pour nous en gagner d'autres, 4+6 a
210 Et nous aurons, | par leur soin diligent, 4+6 a
Beaucoup d'honneur | et beaucoup plus d'argent. 4+6 a
Entendez-vous, | ou quelque peur nouvelle 4+6 a
Obscurcit-elle | encor votre cervelle ? 4+6 a
V
Ulysse
Il se dépouille alors, | prêt à parler en maître, 6+6 a
215 De ces lambeaux trompeurs | qui l'ont fait méconnaître ; 6+6 a
S'élance sur le seuil, | l'arc en main ; à ses pieds 6+6 a
Verse au carquois fatal | tous les traits confiés ; 6+6 a
Et là : « Nous achevons | un jeu lent et pénible, 6+6 a
Princes, tentons un but | plus neuf, plus accessible, 6+6 a
220 Et si les dieux encor | me gardent leur faveur… » 6+6 a
Et la flèche aussitôt, | docile à l'arc vengeur, 6+6 a
Va sur Antinoüs | se fixer d'elle-même. 6+6 a
Le fier Antinoüs, | dans cet instant suprême, 6+6 a
Tenait en main sa coupe, | ouvrage précieux, 6+6 a
225 Où pétillait dans l'or | un vin délicieux. 6+6 a
La crainte, le trépas | sont loin de sa pensée, 6+6 a
Et qu'un seul homme, aux yeux | d'une troupe empressée, 6+6 a
Plus que vingt bras armés, | quand son bras serait fort, 6+6 a
Pût oser l'attaquer | et lui porter la mort, 6+6 a
230 Sur ses lèvres déjà | la coupe reposée 6+6 a
Du nectar écumant | lui versait la rosée, 6+6 a
Quand le fer, qu'à grand bruit | fait voler l'arc nerveux, 6+6 a
Vient lui percer la gorge | et sort dans ses cheveux. 6+6 a
Sa tête se renverse | et l'entraîne et succombe. 6+6 a
235 La coupe de sa main | fuit. Il expire. Il tombe. 6+6 a
Sa bouche, tous ses traits | en longs et noirs torrents 6+6 a
Jaillissent. Sous ses pieds | agités et mourants, 6+6 a
Table, vases, banquet, | tout tombe, tout s'écroule ; 6+6 a
Tout est souillé de sang. | De leurs sièges en foule, 6+6 a
240 Ils s'élancent soudain. | Confus, tumultueux, 6+6 a
Ils errent. Leurs regards | sur leurs murs somptueux 6+6 a
Cherchent, fouillent partout ; | et rien à leur vengeance 6+6 a
Ne présente une épée | ou le fer d'une lance. 6+6 a
Ils entourent Ulysse, | et d'un œil de courroux : 6+6 a
245 Malheureux étranger, | si peu sûr de tes coups, 6+6 a
Tremble, tu paieras cher | ton erreur homicide ; 6+6 a
Ta main ne sera plus | imprudente et perfide ; 6+6 a
Du premier de nos Grecs | elle tranche les jours ; 6+6 a
Mais, malheureux, ton corps | va nourrir les vautours. 6+6 a
250 Insensés ! d'une erreur | ils le croyaient coupable ; 6+6 a
Ils ne présumaient pas | que ce coup formidable, 6+6 a
Pour eux d'un même sort | était l'avant-coureur. 6+6 a
Ulysse, sur eux tous | roulant avec fureur 6+6 a
Un regard enflammé | d'une sanglante joie : 6+6 a
255 Vous ne m'attendiez plus | des campagnes de Troie, 6+6 a
Lâches, qui, loin de moi | dévorant ma maison, 6+6 a
De tous mes serviteurs | payant la trahison, 6+6 a
Osiez porter vos vœux | au lit de mon épouse, 6+6 a
Sans redouter des dieux | la vengeance jalouse, 6+6 a
260 Ou qu'aucun bras mortel | osât me secourir ? 6+6 a
Tremblez, lâches, tremblez : | vous allez tous mourir. 6+6 a
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