Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
CHE_1/CHE77
André de CHÉNIER
ŒUVRES POÉTIQUES
tome I
1790
POÈMES
L'Invention
O fils du Mincius, je te salue, ô toi 6+6 a
Par qui le dieu des arts fut roi du peuple-roi ! 6+6 a
Et vous, à qui jadis, pour créer l'harmonie, 6+6 b
L'Attique et l'onde Égée, et la belle Ionie, 6+6 b
5 Donnèrent un ciel pur, les plaisirs, la beauté, 6+6 a
Des mœurs simples, des lois, la paix, la liberté, 6+6 a
Un langage sonore aux douceurs souveraines, 6+6 b
Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines 6+6 b
Nul âge ne verra pâlir vos saints lauriers, 6+6 a
10 Car vos pas inventeurs ouvrirent les sentiers, 6+6 a
Et du temple des arts que la gloire environne 6+6 b
Vos mains ont éle la première colonne. 6+6 b
A nous tous aujourd'hui, vos faibles nourrissons, 6+6 a
Votre exemple a dicté d'importantes leçons. 6+6 a
15 Il nous dit que nos mains, pour vous être fidèles, 6+6 b
Y doivent élever des colonnes nouvelles. 6+6 b
L'esclave imitateur naît et s'évanouit ; 6+6 a
La nuit vient, le corps reste, et son ombre s'enfuit. 6+6 a
Ce n'est qu'aux inventeurs que la vie est promise, 6+6 b
20 Nous voyons les enfants de la fière Tamise 6+6 b
De toute servitude ennemis indomptés ; 6+6 a
Mieux qu'eux, par votre exemple, à vous vaincre excités, 6+6 a
Osons ; de votre gloire éclatante et durable 6+6 b
Essayons d'épuiser la source inépuisable. 6+6 b
25 Mais inventer n'est pas, en un brusque abandon 6+6 a
Blesser la vérité, le bon sens, la raison ; 6+6 a
Ce n'est pas entasser, sans dessein et sans forme, 6+6 b
Des membres ennemis en un colosse énorme ; 6+6 b
Ce n'est pas, élevant des poissons dans les airs, 6+6 a
30 A l'aide des vautours ouvrir le sein des mers ; 6+6 a
Ce n'est pas sur le front d'une nymphe brillante 6+6 b
Hérisser d'un lion la crinière sanglante : 6+6 b
Délires insensés ! fantômes monstrueux ! 6+6 a
Et d'un cerveau malsain rêves tumultueux ! 6+6 a
35 Ces transports déréglés, vagabonde manie, 6+6 b
Sont l'accès de la fièvre et non pas du génie. 6+6 b
D'Ormus et d'Ariman ce sont les noirs combats, 6+6 a
Où partout confondus, la vie et le trépas, 6+6 a
Les ténèbres, le jour, la forme et la matière, 6+6 b
40 Luttent sans être unis ; mais l'esprit de lumière 6+6 b
Fait naître en ce chaos la concorde et le jour ; 6+6 a
D'éléments divisés il reconnaît l'amour, 6+6 a
Les rappelle, et partout, en d'heureux intervalles, 6+6 b
Sépare et met en paix les semences rivales. 6+6 b
45 Ainsi donc, dans les arts, l'inventeur est celui 6+6 a
Qui peint ce que chacun put sentir comme lui ; 6+6 a
Qui, fouillant des objets les plus sombres retraites, 6+6 b
Étale et fait briller leurs richesses secrètes ; 6+6 b
Qui, par des nœuds certains, imprévus et nouveaux, 6+6 a
50 Unissant des objets qui paraissent rivaux, 6+6 a
Montre et fait adopter à la nature mère 6+6 b
Ce qu'elle n'a point fait, mais ce qu'elle a pu faire ; 6+6 b
C'est le fécond pinceau qui, sûr dans ses regards, 6+6 a
Retrouve un seul visage en vingt belles épars, 6+6 a
55 Les fait renaître ensemble et, par un art suprême, 6+6 b
Des traits de vingt beautés forme la beauté même. 6+6 b
La nature dicta vingt genres opposés 6+6 a
D'un fil léger entre eux chez les Grecs divisés. 6+6 a
Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites, 6+6 b
60 N'aurait osé d'un autre envahir les limites, 6+6 b
Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon, 6+6 a
N'aurait point de Marot associé le ton. 6+6 a
De ces fleuves nombreux dont l'antique Permesse 6+6 b
Arrosa si longtemps les cités de la Grèce, 6+6 b
65 De nos jours même, hélas ! nos aveugles vaisseaux 6+6 a
Ont encore oublié mille vastes rameaux. 6+6 a
Quand Louis et Colbert, sous les murs de Versailles, 6+6 b
Réparaient des beaux-arts les longues funérailles, 6+6 b
De Sophocle et d'Eschyle ardents admirateurs, 6+6 a
70 De leur auguste exemple élèves inventeurs, 6+6 a
Des hommes immortels firent sur notre scène 6+6 b
Revivre aux yeux français les théâtres d'Athène. 6+6 b
Comme eux, instruit par eux, Voltaire offre à nos pleurs 6+6 a
Des grands infortunés les illustres douleurs ; 6+6 a
75 D'autres esprits divins, fouillant d'autres ruines, 6+6 b
Sous l'amas des débris, des ronces, des épines, 6+6 b
Ont su, pleins des écrits des Grecs et des Romains, 6+6 a
Retrouver, parcourir leurs antiques chemins. 6+6 a
Mais, ô la belle palme et quel trésor de gloire 6+6 b
80 Pour celui qui, cherchant la plus noble victoire, 6+6 b
D'un si grand labyrinthe affrontant les hasards, 6+6 a
Saura guider sa muse aux immenses regards, 6+6 a
De mille longs détours à la fois occupée 6+6 b
Dans les sentiers confus d'une vaste épopée ; 6+6 b
85 Lui dire d'être libre, et qu'elle n'aille pas 6+6 a
De Virgile et d'Homère épier tous les pas, 6+6 a
Par leur secours à peine à leurs pieds élevée ; 6+6 b
Mais qu'auprès de leurs chars, dans un char enlevée, 6+6 b
Sur leurs sentiers marqués de vestiges si beaux, 6+6 a
90 Sa roue ose imprimer des vestiges nouveaux ! 6+6 a
Quoi ! faut-il, ne s'armant que de timides voiles, 6+6 b
N'avoir que ces grands noms pour nord et pour étoiles, 6+6 b
Les côtoyer sans cesse, et n'oser, un instant, 6+6 a
Seul et loin de tout bord, intrépide et flottant, 6+6 a
95 Aller sonder les flancs du plus lointain Nérée, 6+6 b
Et du premier sillon fendre une onde ignorée ? 6+6 b
Les coutumes d'alors, les sciences, les mœurs, 6+6 a
Respirent dans les vers des antiques auteurs ; 6+6 a
Leur siècle est en dépôt dans leurs nobles volumes. 6+6 b
100 Tout a changé pour nous, mœurs, sciences, coutumes, 6+6 b
Pourquoi donc nous faut-il, par un pénible soin, 6+6 a
Sans rien voir près de nous, voyant toujours bien loin, 6+6 a
Vivant dans lé passé, laissant ceux qui commencent, 6+6 b
Sans penser, écrivant après d'autres qui pensent, 6+6 b
105 Retraçant un tableau que nos yeux n'ont point vu, 6+6 a
Dire et dire cent fois ce que nous avons lu ? 6+6 a
De la Grèce héroïque et naissante et sauvage 6+6 b
Dans Homère à nos yeux vit la parfaite image. 6+6 b
Démocrite, Platon, Épicure, Thalès, 6+6 a
110 Ont de loin à Virgile indiqué les secrets 6+6 a
D'une nature encore à leurs yeux trop voilée. 6+6 b
Torricelli, Newton, Kepler et Galilée, 6+6 b
Plus doctes, plus heureux dans leurs puissants efforts, 6+6 a
A tout nouveau Virgile ont ouvert des trésors. 6+6 a
115 Tous les arts sont unis ; les sciences humaines 6+6 b
N'ont pu de leur empire étendre les domaines 6+6 b
Sans agrandir aussi la carrière des vers. 6+6 a
Quel long travail pour eux a conquis l'univers ; 6+6 a
Aux regards de Buffon, sans voile, sans obstacles, 6+6 b
120 La terre ouvrant son sein, ses ressorts, ses miracles, 6+6 b
Ses germes, ses coteaux, dépouilles de Téthys ; 6+6 a
Les nuages épais, sur elle appesantis, 6+6 a
De ses noires vapeurs nourrissant leur tonnerre ; 6+6 b
Et l'hiver ennemi, pour envahir la terre, 6+6 b
125 Roi des antres du Nord, et, de glaces armés, 6+6 a
Ses pas usurpateurs sur nos morts imprimés ; 6+6 a
Et l'œil perçant du verre en la vaste étendue 6+6 b
Allant chercher ces feux qui fuyaient notre vue, 6+6 b
Aux changements prédits, immuables, fixés, 6+6 a
130 Que d'une plume d'or Bailly nous a tracés ; 6+6 a
Aux lois de Cassini les comètes fidèles ; 6+6 b
L'aimant, de nos vaisseaux seul dirigeant les ailes, 6+6 b
Une Cybèle neuve et cent mondes divers 6+6 a
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers ! 6+6 a
135 Quel amas de tableaux, de sublimes images, 6+6 b
Naît de ces grands objets réservés à nos âges ! 6+6 b
Sous ces bois étrangers qui couronnent ces monts, 6+6 a
Aux vallons de Cusco, dans ces antres profonds, 6+6 a
Si chers à la fortune et plus chers au génie, 6+6 b
140 Germent des mines d'or, de gloire et d'harmonie. 6+6 b
Pensez-vous, si Virgile ou l'Aveugle divin 6+6 a
Renaissaient aujourd'hui, que leur savante main 6+6 a
Négligeât de saisir ces fécondes richesses, 6+6 b
De notre Pinde auguste éclatantes largesses ? 6+6 b
145 Nous en verrions briller leurs sublimes écrits ; 6+6 a
Et ces mêmes objets, que vos doctes mépris 6+6 a
Accueillent aujourd'hui d'un front dur et sévère, 6+6 b
Alors à vos regards auraient seuls droit de plaire, 6+6 b
Alors, dans l'avenir, votre inflexible humeur 6+6 a
150 Aurait soin de défendre à tout jeune rimeur 6+6 a
D'oser sortir jamais de ce cercle d'images 6+6 b
Que vos yeux auraient vu tracé dans leurs ouvrages. 6+6 b
Mais qui jamais a su, dans des vers séduisants, 6+6 a
Sous des dehors plus vrais peindre l'esprit aux sens. 6+6 a
155 Mais quelle voix jamais d'une plus pure flamme 6+6 b
Et chatouilla l'oreille et pénétra dans l'âme ? 6+6 b
Mais leurs mœurs et leurs lois, et mille autres hasards, 6+6 a
Rendaient leur siècle heureux plus propice aux beaux arts. 6+6 a
Eh bien ! l'âme est partout ; la pensée a des ailes. 6+6 b
160 Volons, volons chez eux retrouver leurs modèles ; 6+6 b
Voyageons dans leur âge, où, libre, sans détour, 6+6 a
Chaque homme ose être un homme et penser au grand jour. 6+6 a
Au tribunal de Mars, sur la pourpre romaine, 6+6 b
Là du grand Cicéron la vertueuse haine 6+6 b
165 Écrase Céthégus, Catilina, Verrès, 6+6 a
Là tonne Démosthène ; ici de Périclès 6+6 a
La voix, l'ardente voix, de tous les cœurs mtresse, 6+6 b
Frappe, foudroie, agite, épouvante la Grèce, 6+6 b
Allons voir la grandeur et l'éclat de leurs jeux. 6+6 a
170 Ciel ! la mer appelée en un bassin pompeux ! 6+6 a
Deux flottes parcourant cette enceinte profonde 6+6 b
Combattant sous les yeux des conquérants du monde ! 6+6 b
O terre de Pélops ! avec le monde entier 6+6 a
Allons voir d'Épidaure un agile coursier, 6+6 a
175 Couronné dans les champs de Némée et d'Élide ; 6+6 b
Allons voir au théâtre, aux accents d'Euripide, 6+6 b
D'une sainte folie un peuple furieux 6+6 a
Chanter : Amour, tyran des hommes et des dieux ! 6+6 a
Puis, ivres des transports qui nous viennent surprendre, 6+6 b
180 Parmi nous, dans nos vers, revenons les répandre ; 6+6 b
Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs 6+6 a
Pour peindre notre idée empruntons leurs couleurs ; 6+6 a
Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques ; 6+6 b
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. 6+6 b
185 Direz-vous qu'un objet né sur leur Hélicon 6+6 a
A seul de nous charmer pu recevoir le don ; 6+6 a
Que leurs fables, leurs dieux, ces mensonges futiles 6+6 b
Des Muses noble ouvrage, aux Muses sont utiles ; 6+6 b
Que nos travaux savants, nos calculs studieux 6+6 a
190 Qui subjuguent l'esprit et répugnent aux yeux, 6+6 a
Que l'on croit malgré soi, sont pénibles, austères 6+6 b
Et moins grands, moins pompeux que leurs belles chimères ? 6+6 b
Voilà ce que traités, préfaces, longs discours, 6+6 a
Prose, rime, partout nous disent tous les jours. 6+6 a
195 Mais enfin, dites-moi, si d'une œuvre immortelle 6+6 b
La nature est en nous la source et le modèle. 6+6 b
Pouvez-vous le penser que tout cet univers, 6+6 a
Et cet ordre éternel, ces mouvements divers, 6+6 a
L'immense vérité, la nature elle-même, 6+6 b
200 Soit moins grande en effet que ce brillant système 6+6 b
Qu'ils nommaient la nature, et dont d'heureux efforts 6+6 a
Disposaient avec art les fragiles ressorts ? 6+6 a
Mais quoi ! ces vérités sont au loin reculées, 6+6 b
Dans un langage obscur saintement recélées : 6+6 b
205 Le peuple les ignore. O Muses, ô Phœbus ! 6+6 a
C'est là, c'est là sans doute un Aiguillon de plus. 6+6 a
L'auguste poésie, éclatante interprète, 6+6 b
Le couvrira de gloire en forçant leur retraite. 6+6 b
Cette reine des cœurs, à la touchante voix, 6+6 a
210 A le droit, en tous lieux, de nous dicter son choix 6+6 a
Sûre de voir partout, introduite par elle, 6+6 b
Applaudir à grands cris une beauté nouvelle, 6+6 b
Et les objets nouveaux que sa voix a tentés 6+6 a
Partout, de bouche en bouche, après elle chantés. 6+6 a
215 Elle porte, à travers leurs nuages plus sombres 6+6 b
Des rayons lumineux qui dissipent leurs ombres, 6+6 b
Et rit quand, dans son vide, un auteur oppressé 6+6 a
Se plaint qu'on a tout dit et que tout est pensé. 6+6 a
Seule, et la lyre en main, et de fleurs couronnée, 6+6 b
220 De doux ravissements partout accompagnée, 6+6 b
Aux lieux les plus déserts, ses pas, ses jeunes pas, 6+6 a
Trouvent mille trésors qu'on ne souonnait pas. 6+6 a
Sur l'aride buisson que son regard se pose, 6+6 b
Le buisson à ses yeux rit et jette une rose. 6+6 b
225 Elle sait ne point voir dans son juste dédain, 6+6 a
Les fleurs qui trop souvent courant de main en main, 6+6 a
Ont perdu tout l'éclat de leurs frcheurs vermeilles ; 6+6 b
Elle sait même encore, ô charmantes merveilles ! 6+6 b
Sous ses doigts délicats réparer et cueillir 6+6 a
230 Celles qu'une autre main n'avait su que flétrir. 6+6 a
Elle seule connaît ces extases choisies, 6+6 b
D'un esprit tout de feu, mobiles fantaisies, 6+6 b
Ces rêves d'un moment, belles illusions, 6+6 a
D'un monde imaginaire aimables visions, 6+6 a
235 Qui ne frappent jamais, trop subtile lumière, 6+6 b
Des terrestres esprits l'œil épais et vulgaire. 6+6 b
Seule, de mots heureux, faciles, transparents, 6+6 a
Elle sait revêtir ces fantômes errants : 6+6 a
Ainsi des hauts sapins de la Finlande humide, 6+6 b
240 De l'ambre, enfant du ciel, distille l'or fluide, 6+6 b
Et sa chute souvent rencontre dans les airs 6+6 a
Quelque insecte volant qu'il porte au fond des mers 6+6 a
De la Baltique enfin les vagues orageuses 6+6 b
Roulent et vont jeter ces larmes précieuses 6+6 b
245 Où la fière Vistule, en de nobles coteaux, 6+6 a
Et le froid Niémen expirent dans ses eaux. 6+6 a
Là les arts vont cueillir cette merveille utile, 6+6 b
Tombe odorante où vit l'insecte volatile : 6+6 b
Dans cet or diaphane il est lui-même encor, 6+6 a
250 On dirait qu'il respire et va prendre l'essor. 6+6 a
Qui que tu sois enfin, ô toi, jeune poète, 6+6 b
Travaille, ose achever cette illustre conquête. 6+6 b
De preuves, de raisons, qu'est-il encor besoin ? 6+6 a
Travaille : un grand exemple est un puissant témoin. 6+6 a
255 Montre ce qu'on peut faire, en le faisant toi-même. 6+6 b
Si pour toi la retraite est un bonheur suprême ; 6+6 b
Si chaque jour les vers de ces maîtres fameux 6+6 a
Font bouillonner ton sang et dressent tes cheveux ; 6+6 a
Si tu sens chaque jour, animé de leur âme, 6+6 b
260 Ce besoin de créer, ces transports, cette flamme, 6+6 b
Travaille ; à nos concours c'est à toi de montrer 6+6 a
Tous ces trésors nouveaux qu'ils veulent ignorer. 6+6 a
Il faudra bien les voir, il faudra bien se taire 6+6 b
Quand ils verront enfin cette gloire étrangère 6+6 b
265 De rayons inconnus ceindre ton front brillant. 6+6 a
Aux antres de Paros le bloc étincelant 6+6 a
N'est aux vulgaires yeux qu'une pierre insensible ; 6+6 b
Mais le docte ciseau, dans son sein invisible, 6+6 b
Voit, suit, trouve la vie, et l'âme, et tous ses traits. 6+6 a
270 Tout l'Olympe respire en ses détours secrets. 6+6 a
Là vivent de Vénus les beautés souveraines ; 6+6 b
Là des muscles nerveux, là de sanglantes veines 6+6 b
Serpentent ; là des flancs invaincus aux travaux, 6+6 a
Pour soulager Atlas des célestes fardeaux. 6+6 a
275 Aux volontés du fer leur enveloppe énorme 6+6 b
Cède, s'amollit, tombe ; et de ce bloc informe 6+6 b
Jaillisent, éclatants, des dieux pour nos autels : 6+6 a
C'est Apollon lui-même, honneur des immortels ; 6+6 a
C'est Alcide vainqueur des monstres de Némée ; 6+6 b
280 C'est du vieillard Troyen la mort envenimée ; 6+6 b
C'est des Hébreux errants, le chef, le défenseur : 6+6 a
Dieu tout entier habite en ce marbre penseur. 6+6 a
Ciel ! n'entendez-vous pas de sa bouche profonde 6+6 b
Éclater cette voix créatrice du monde. 6+6 b
285 Oh ! qu'ainsi parmi nous des esprits inventeurs 6+6 a
De Virgile et d'Homère atteignent les hauteurs, 6+6 a
Sachent dans la mémoire avoir comme eux un temple, 6+6 b
Et sans suivre leurs pas imiter leur exemple, 6+6 b
Faire en s'éloignant d'eux avec un soin jaloux, 6+6 a
290 Ce qu'eux-même ils feraient s'ils vivaient parmi nous ! 6+6 a
Que la nature seule, en ses vastes miracles, 6+6 b
Soit leur fable et leurs dieux, et ses lois leurs oracles, 6+6 b
Que leurs vers, de Téthys respectant le sommeil, 6+6 a
N'aillent plus dans ses flots, rallumer le soleil ; 6+6 a
295 De la cour d'Apollon que l'erreur soit bannie, 6+6 b
Et qu'enfin Calliope, élève d'Uranie, 6+6 b
Montant sa lyre d'or sur un plus noble-ton 6+6 a
En langage des dieux fasse parler Newton. 6+6 a
Oh ! si je puis, un jour !… Mais quel est ce murmure ? 6+6 b
300 Quelle nouvelle attaque et plus forte et plus dure ? 6+6 b
O langue des Français ! est-il vrai que ton sort 6+6 a
Est de ramper toujours et que toi seule as tort ? 6+6 a
Ou si d'un faible esprit l'indolente paresse 6+6 b
Veut rejeter sur toi sa honte et sa faiblesse ? 6+6 b
305 Il n'est sot traducteur, de sa richesse enflé 6+6 a
Sot auteur d'un poème ou d'un discours sifflé, 6+6 a
Ou d'un recueil ambré de chansons à la glace, 6+6 b
Qui ne vous avertisse en sa fière préface 6+6 b
Que si son style épais vous fatigue d'abord. 6+6 a
310 Si sa prose vous pèse et bientôt vous endort, 6+6 a
Si son vers est gêné, sans feu, sans harmonie, 6+6 b
Il n'en est point coupable ; il n'est pas sans génie ; 6+6 b
Il a tous les talents qui font les grands succès ; 6+6 a
Mais enfin, malgré lui, ce langage français, 6+6 a
315 Si faible en ses couleurs, si froid et si timide, 6+6 b
L'a contraint d'être lourd, gauche, plat, insipide. 6+6 b
Mais serait-ce Le Brun, Racine, Despréaux 6+6 a
Qui l'accusent ainsi d'abuser leurs travaux ? 6+6 a
Est-ce à Rousseau, Buffon, qu'il résiste infidèle ? 6+6 b
320 Est-ce pour Montesquieu, qu'impuissant et rebelle 6+6 b
Il fuit ? Ne sait-il pas, se reposant sur eux 6+6 a
Doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux, 6+6 a
Creusant dans les détours de ces âmes profondes, 6+6 b
S'y teindre, s'y tremper de leurs couleurs fécondes ? 6+6 b
325 Un rimeur voit partout un nuage et jamais 6+6 a
D'un coup d'œil ferme et grand n'a saisi les objets ; 6+6 a
La langue se refuse à ses demi-pensées, 6+6 b
De sang-froid, pas à pas, avec peine amassées ; 6+6 b
Il se dépite alors, et, restant en chemin, 6+6 a
330 Il se plaint qu'elle échappe et glisse de sa main. 6+6 a
Celui qu'un vrai démon presse, enflamme, domine, 6+6 b
Ignore un tel supplice ; il pense, il imagine. 6+6 b
Un langage imprévu, dans son âme produit, 6+6 a
Naît avec sa pensée et l'embrasse et la suit. 6+6 a
335 Les images, les mots que le génie inspire, 6+6 b
Où l'univers entier, vit, se meut et respire, 6+6 b
Source vaste et sublime et qu'on ne peut tarir, 6+6 a
En foule à son cerveau se hâtent de courir. 6+6 a
D'eux-même ils vont chercher un nœud qui les rassemble, 6+6 b
340 Tout s'allie et se forme, et tout va naître ensemble. 6+6 b
Sous l'insecte vengeur envoyé par Junon, 6+6 a
Telle Io tourmentée, en l'ardente saison, 6+6 a
Traverse en vain les bois et la longue campagne, 6+6 b
Et le fleuve bruyant qui presse la montagne ; 6+6 b
345 Tel le bouillant poète, en ses transports brûlants, 6+6 a
Le front échevelé, les yeux étincelants, 6+6 a
S'agite, se débat, cherche en d'épais bocages 6+6 b
S'il pourra de sa tête apaiser les orages 6+6 b
Et secouer le dieu qui fatigue son sein. 6+6 a
350 De sa bouche à grands flots ce dieu dont il est plein 6+6 a
Bientôt en vers nombreux s'exhale et se déchaîne ; 6+6 b
Leur sublime torrent roule, saisit, entraine, 6+6 b
Les tours impétueux, inattendus, nouveaux, 6+6 a
L'expression de flamme aux magiques tableaux 6+6 a
355 Qu'a trempé la nature en ses couleurs fertiles, 6+6 b
Les nombres tour à tour turbulents et faciles, 6+6 b
Tout porte au fond du cœur le tumulte et la paix ; 6+6 a
Dans la mémoire au loin tout s'imprime à jamais. 6+6 a
C'est ainsi que Minerve, en un instant formée, 6+6 b
360 Du front de Jupiter s'élance tout armée, 6+6 b
Secouant et le glaive, et le casque guerrier, 6+6 a
Et l'horrible Gorgone à l'aspect meurtrier. 6+6 a
Des Toscans, je le sais, la langue est séduisante : 6+6 b
Cire molle à tout feindre habile et complaisante, 6+6 b
365 Qui prend d'heureux contours sous les plus faibles mains. 6+6 a
Quand le Nord, s'épuisant de barbares essaims 6+6 a
Vint par une conquête en malheurs plus féconde, 6+6 b
Venger sur les Romains l'esclavage du monde, 6+6 b
De leurs affreux accents la farouche âpre 6+6 a
370 Du latin en tous lieux souilla la pureté. 6+6 a
On vit de ce mélange étranger et sauvage 6+6 b
Naître des langues sœurs, que le temps et l'usage, 6+6 b
Par des sentiers divers guidant diversement, 6+6 a
D'une lime insensible ont poli lentement, 6+6 a
375 Sans pouvoir en entier, malgré tous leurs prodiges, 6+6 b
De la rouille barbare effacer les vestiges. 6+6 b
De là du castillan la pompe et la fierté, 6+6 a
Teint encor des couleurs du langage indompté 6+6 a
Qu'au Tage transplantaient les fureurs musulmanes. 6+6 b
380 La grâce et la douceur sur les lèvres toscanes 6+6 b
Fixèrent leur empire, et la Seine à la fois 6+6 a
De grâce et de fierté sut composer sa voix. 6+6 a
Mais ce langage, armé d'obstacles indociles, 6+6 b
Lutte et ne veut plier que sous des mains habiles. 6+6 b
385 Est-ce un mal ? Eh ! plutôt rendons grâces aux dieux. 6+6 a
Un faux éclat longtemps ne peut tromper nos yeux, 6+6 a
Et notre langue même, à tout esprit vulgaire 6+6 b
De nos vers dédaigneux fermant le sanctuaire, 6+6 b
L'avertit dès l'abord que s'il y veut monter 6+6 a
390 Il faut savoir tout craindre et savoir tout tenter, 6+6 a
Et, recueillant affronts ou gloire sans mélange, 6+6 b
S'élever jusqu'au faîte ou ramper dans la fange. 6+6 b
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