Métrique en Ligne
a voyelle stable
er voyelle ambigüe
e "e" masculin
e "e" féminin
e "e" élidé
e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
CHE_1/CHE27
André de CHÉNIER
ŒUVRES POÉTIQUES
tome I
1790
IDYLLES
I
La Liberté
UN CHEVRIER,UN BERGER
LE CHEVRIER.
Berger, quel es-tu donc ? qui t'agite ? et quels dieux 6+6 a
De noirs cheveux épars enveloppent tes yeux ? 6+6 a
LE BERGER.
Blond pasteur de chevreaux, oui, tu veux me l'apprendre ; 6+6 b
Oui, ton front est plus beau, ton regard est plus tendre. 6+6 b
LE CHEVRIER.
5 Quoi ! tu sors de ces monts où tu n'as vu que toi, 6+6 a
Et qu'on n'approche point sans peine et sans effroi ! 6+6 a
LE BERGER.
Tu te plais mieux sans doute au bois, à la prairie ; 6+6 b
Tu le peux. Assieds-toi parmi l'herbe fleurie ; 6+6 b
Moi, sous un antre aride, en cet affreux séjour, 6+6 a
10 Je me plais sur le roc à voir passer le jour. 6+6 a
LE CHEVRIER.
Mais Cérès a maudit cette terre âpre et dure ; 6+6 b
Un noir torrent pierreux y roule une onde impure ; 6+6 b
Tous ces rocs, calcinés sous un soleil rongeur, 6+6 a
Brûlent et font hâter les pas du voyageur. 6+6 a
15 Point de fleurs, point de fruits, nul ombrage fertile 6+6 b
N'y donne au rossignol un balsamique asile. 6+6 b
Quelque olivier au loin, maigre fécondité, 6+6 a
Y rampe et fait mieux voir leur triste nudité, 6+6 a
Comment as-tu donc su d'herbes accoutumées 6+6 b
20 Nourrir dans ce désert tes brebis affamées ? 6+6 b
LE BERGER.
Que m'importe ! est-ce à moi qu'appartient ce troupeau ? 6+6 a
Je suis esclave.
LE CHEVRIER.
Au moins un rustique pipeau 6+6 a
A-t-il chassé l'ennui de ton rocher sauvage ? 6+6 b
Tiens, veux-tu cette flûte ? Elle fut mon ouvrage. 6+6 b
25 Prends : sur ce buis, fertile en agréables sons, 6+6 a
Tu pourras des oiseaux imiter les chansons. 6+6 a
LE BERGER.
Non, garde tes présents. Les oiseaux de ténèbres, 6+6 b
La chouette et l'orfraie, et leurs accents funèbres ; 6+6 b
Voilà les seuls chanteurs que je veuille écouter ; 6+6 a
30 Voilà quelles chansons je voudrais imiter. 6+6 a
Ta flûte sous mes pieds serait bientôt brisée : 6+6 b
Je hais tous vos plaisirs. Les fleurs et la rosée, 6+6 b
Et de vos rossignols les soupirs caressants, 6+6 a
Rien ne plaît à mon cœur, rien ne flatte mes sens : 6+6 a
Je suis esclave.
LE CHEVRIER.
35 Hélas ! que je te trouve à plaindre ! 6+6 b
Oui, l'esclavage est dur ; oui, tout mortel doit craindre 6+6 b
De servir, de plier sous une injuste loi, 6+6 a
De vivre pour autrui, de n'avoir rien à soi. 6+6 a
Protège-moi toujours, ô Liberté chérie ! 6+6 b
40 O mère des vertus, mère de la patrie ! 6+6 b
LE BERGER.
Va, patrie et vertu ne sont que de vains noms. 6+6 a
Toutefois tes discours sont pour moi des affronts : 6+6 a
Ton prétendu bonheur et m'afflige et me brave ; 6+6 b
Comme moi, je voudrais que tu fusses esclave. 6+6 b
LE CHEVRIER.
45 Et moi, je te voudrais libre, heureux comme moi. 6+6 a
Mais les dieux n'ont-ils point de remède pour toi ? 6+6 a
Il est des baumes doux, des lustrations pures 6+6 b
Qui peuvent de notre âme assoupir les blessures, 6+6 b
Et de magiques chants qui tarissent les pleurs. 6+6 a
LE BERGER.
50 Il n'en est point ; il n'est pour moi que des douleurs : 6+6 a
Mon sort est de servir, il faut qu'il s'accomplisse. 6+6 b
Moi, j'ai ce chien aussi qui tremble à mon service ; 6+6 b
C'est mon esclave aussi. Mon désespoir muet 6+6 a
Ne peut rendre qu'à lui tous les maux qu'on me fait. 6+6 a
LE CHEVRIER.
55 La terre, notre mère, et sa douce richesse 6+6 b
Ne peut-elle, du moins, égayer ta tristesse ? 6+6 b
Vois combien elle est belle ! et vois l'été vermeil, 6+6 a
Prodigue de trésors, brillant fils du soleil 6+6 a
Qui vient, fertile amant d'une heureuse culture, 6+6 b
60 Varier du printemps l'uniforme verdure ; 6+6 b
Vois le jeune abricot, sous les yeux d'un beau ciel, 6+6 a
Arrondir son fruit doux et blond comme le miel ; 6+6 a
Vois la pourpre des fleurs, dont le pêcher se pare, 6+6 b
Nous annoncer l'éclat des fruits qu'il nous prépare. 6+6 b
65 Au bord de ces prés verts regarde ces guérets, 6+6 a
De qui les blés touffus, jaunissantes forêts, 6+6 a
Du joyeux moissonneur attendent la faucille. 6+6 b
D'agrestes déités quelle noble famille ! 6+6 b
La Récolte et la Paix, aux yeux purs et sereins, 6+6 a
70 Les épis sur le front, les épis dans les mains, 6+6 a
Qui viennent sur les pas de la belle Espérance, 6+6 b
Verser la corne d'or où fleurit l'Abondance. 6+6 b
LE BERGER.
Sans doute qu'à tes yeux elles montrent leurs pas ; 6+6 a
Moi, j'ai des yeux d'esclave, et je ne les vois pas. 6+6 a
75 Je n'y vois qu'un sol dur, laborieux, servile, 6+6 b
Que j'ai, non pas pour moi, contraint d'être fertile ; 6+6 b
Où, sous un ciel brûlant, je moissonne le grain 6+6 a
Qui va nourrir un autre, et me laisse ma faim. 6+6 a
Voilà quelle est la terre. Elle n'est point ma mère, 6+6 b
80 Elle est pour moi marâtre ; et la nature entière 6+6 b
Est plus nue à mes yeux, plus horrible à mon cœur, 6+6 a
Que ce vallon de mort qui te fait tant d'horreur. 6+6 a
LE CHEVRIER.
Le soin de tes brebis, leur voix douce et paisible, 6+6 b
N'ont-ils donc rien qui plaise à ton âme insensible ? 6+6 b
85 N'aimes-tu point à voir les jeux de tes agneaux ? 6+6 a
Moi, je me plais auprès de mes jeunes chevreaux ; 6+6 a
Je m'occupe à leurs jeux, j'aime leur voix bêlante ; 6+6 b
Et quand sur la rosée et sur l'herbe brillante 6+6 b
Vers leur mère en criant je les vois accourir, 6+6 a
90 Je bondis avec eux de joie et de plaisir. 6+6 a
LE BERGER.
Ils sont à toi : mais moi, j'eus une autre fortune ; 6+6 b
Ceux-ci de mes tourments sont la cause importune. 6+6 b
Deux fois, avec ennui, promenés chaque jour, 6+6 a
Un maître soupçonneux nous attend au retour. 6+6 a
95 Rien ne le satisfait : ils ont trop peu de laine ; 6+6 b
Ou bien ils sont mourants, ils se traînent à peine ; 6+6 b
En un mot, tout est mal. Si le loup quelquefois 6+6 a
En saisit un, l'emporte et s'enfuit dans le bois, 6+6 a
C'est ma faute ; il fallait braver ses dents avides. 6+6 b
100 Je dois rendre les loups innocents et timides ! 6+6 b
Et puis, menaces, cris, injure, emportements, 6+6 a
Et lâches cruautés qu'il nomme châtiments. 6+6 a
LE CHEVRIER.
Toujours à l'innocent les dieux sont favorables : 6+6 b
Pourquoi fuir leur présence, appui des misérables ? 6+6 b
105 Autour de leurs autels, parés de nos festons, 6+6 a
Que ne viens-tu danser, offrir de simples dons, 6+6 a
Du chaume, quelques fleurs, et, par ces sacrifices, 6+6 b
Te rendre Jupiter et les nymphes propices ? 6+6 b
LE BERGER.
Non ; les danses, les jeux, les plaisirs des bergers 6+6 a
110 Sont à mon triste cœur des plaisirs étrangers. 6+6 a
Que parles-tu de dieux, de nymphes et d'offrandes ? 6+6 b
Moi, je n'ai pour les dieux ni chaume ni guirlandes ; 6+6 b
Je les crains, car j'ai vu leur foudre et leurs éclairs ; 6+6 a
Je ne les aime pas : ils m'ont donné des fers. 6+6 a
LE CHEVRIER.
115 Eh bien, que n'aimes-tu ? Quelle amertume extrême 6+6 b
Résiste aux doux souris d'une vierge qu'on aime ? 6+6 b
L'autre jour, à la mienne, en ce bois fortuné, 6+6 a
Je vins offrir le don d'un chevreau nouveau-né. 6+6 a
Son œil tomba sur moi, si doux, si beau, si tendre !… 6+6 b
120 Sa voix prit un accent !… Je crois toujours l'entendre. 6+6 b
LE BERGER.
Eh ! quel œil virginal voudrait tomber sur moi ? 6+6 a
Ai-je, moi, des chevreaux à donner comme toi ? 6+6 a
Chaque jour, par ce maître inflexible et barbare, 6+6 b
Mes agneaux sont comptés avec un soin avare. 6+6 b
125 Trop heureux quand il daigne à mes cris superflus 6+6 a
N'en pas redemander plus que je n'en reçus ! 6+6 a
O juste Némésis ! si jamais je puis être 6+6 b
Le plus fort à mon tour, si je puis me voir maître, 6+6 b
Je serai dur, méchant, intraitable, sans foi, 6+6 a
130 Sanguinaire, cruel, comme on l'est avec moi ! 6+6 a
LE CHEVRIER.
Et moi, c'est vous qu'ici pour témoins j'en appelle, 6+6 b
Dieux ! de mes serviteurs la cohorte fidèle 6+6 b
Me trouvera toujours humain, compatissant, 6+6 a
A leurs justes désirs facile et complaisant, 6+6 a
135 Afin qu'ils soient heureux et qu'ils aiment leur maître, 6+6 b
Et bénissent en paix l'instant qui les vit naître. 6+6 b
LE BERGER.
Et moi, je le maudis, cet instant douloureux 6+6 a
Qui me donna le jour pour être malheureux ; 6+6 a
Pour agir quand un autre exige, veut, ordonne ; 6+6 b
140 Pour n'avoir rien à moi, pour ne plaire à personne ; 6+6 b
Pour endurer la faim, quand ma peine et mon deuil 6+6 a
Engraissent d'un tyran l'indolence et l'orgueil. 6+6 a
LE CHEVRIER.
Berger infortuné ! ta plaintive détresse 6+6 b
De ton cœur dans le mien fait passer la tristesse. 6+6 b
145 Vois cette chèvre mère et ces chevreaux, tous deux 6+6 a
Aussi blancs que le lait qu'elle garde pour eux ; 6+6 a
Qu'ils aillent avec toi, je te les abandonne. 6+6 b
Adieu, puisse du moins ce peu que je te donne 6+6 b
De ta triste mémoire effacer tes malheurs, 6+6 a
150 Et, soigné par tes mains, distraire tes douleurs ! 6+6 a
LE BERGER.
Oui, donne et sois maudit ; car, si j'étais plus sage… 6+6 b
Ces dons sont pour mon cœur d'un sinistre présage : 6+6 b
De mon despote avare ils choqueront les yeux. 6+6 a
Il ne croit pas qu'on donne : il est fourbe, envieux : 6+6 a
155 Il dira que chez lui j'ai volé le salaire 6+6 b
Dont j'aurai pu payer les chevreaux et la mère ; 6+6 b
Et, d'un si bon prétexte ardent à se servir, 6+6 a
C'est à moi que lui-même il viendra les ravir. 6+6 a
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