Métrique en Ligne
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e "e" ignoré
e "e" écarté
12 longueur métrique
6-6 mètre
CAO_1/CAO39
Jean Baptiste CAOUETTE
LES VOIX INTIMES
1892
POÉSIES DIVERSES
UN HÉROS DE 1870
(A mon bienfaiteur et vieil ami, M. Philéas Huot.)
Il offrit à la France et son cœur et sa vie.
I
En l'an de grâce milhuit cent soixante et quatre, 6+6 a
Dans le froid célibatvivait Pierre Francœur ; 6+6 b
Contre l'amour son âmeavait voulu combattre, 6+6 a
Mais à la fin l'amourétait resté vainqueur ! 6+6 b
5 Un soir, se promenantsur l'immense terrasse 6+6 a
Qui couronne le frontdu haut Cap Diamant, 6+6 b
Pierre avait apeuvrai type de sa race 6+6 a
Une blonde filletteau visage charmant. 6+6 b
Il se souvint qu'un jour,quittant la cathédrale, 6+6 a
10 La jeune fille et luis'étaient vus en passant ; 6+6 b
Il avait même osélui tendre l'eau lustrale 6+6 a
Qu'elle avait acceptéeen le remerciant… 6+6 b
Mais ce soir, elle étaitau bras de son vieux père, 6+6 a
Comme une belle pêcheaux branches du pêcher ; 6+6 b
15 Son cœur avait battulorsqu'elle avait vu Pierre 6+6 a
Qui semblait du regardvouloir la rechercher. 6+6 b
Le père, en remarquantl'émotion de Rose, 6+6 a
(Car Rose était son nom) avait tout deviné. 6+6 b
« Allons, avait-il dit,pourquoi cet air morose ? 6+6 a
20 Et pourquoi donc ton œils'est-il illuminé ? 6+6 b
Quoi ! tu ne parles plus ?tu n'étais pas muette, 6+6 a
Ma petite, tantôt.Tu trembles follement : 6+6 b
Aurais-tu peur ? voyons,une bonne fillette 6+6 a
A son père, toujoursdoit parler franchement. » 6+6 b
25 Rose voulait parler,mais ses lèvres timides 6+6 a
Ne faisaient qu'exhalerdes soupirs douloureux ; 6+6 b
Et ses grands yeux d'azur,si doux et si limpides, 6+6 a
Se troublaient et parfoislançaient d'étranges feux. 6+6 b
Le vieillard, en voyantl'embarras de sa fille, 6+6 a
30 Qu'il n'aurait pas vouludavantage effrayer, 6+6 b
Après avoir jetésur elle une mantille, 6+6 a
L'avait, le cœur ému,ramenée au foyer. 6+6 b
Pierre était resté là,droit comme une statue, 6+6 a
Regardant s'envolerl'objet de ses amours ; 6+6 b
35 Car il l'aimait déjà,cette belle inconnue, 6+6 a
Et son cœur lui disaitqu'il l'aimerait toujours ! 6+6 b
Il y rêvait encor,quand l'airain de l'église, 6+6 a
Égrenant dans les airsles notes de minuit, 6+6 b
Le tira de son rêve,et, prompt comme la brise, 6+6 a
40 Il courut aussitôtvers son humble réduit. 6+6 b
Le lendemain matin,avec la pâle aurore, 6+6 a
Rose s'était levéeen proie à la douleur. 6+6 b
Pensive, elle écoutaitl'hymne doux et sonore 6+6 a
Que les chantres ailésadressaient au Seigneur. 6+6 b
45 Puis des larmes voilaientl'éclat de sa prunelle ; 6+6 a
Sa bouche murmuraitdes mots incohérents. 6+6 b
« Je le reverrai donc,ici, soupira-t-elle, 6+6 a
Du moins c'est le désirde mes tendres parents… » 6+6 b
De fait, la veille au soir,à sa fille chérie, 6+6 a
50 Ce père avait parléle langage du cœur ; 6+6 b
« J'ai deviné l'amour,ou plutôt la folie 6+6 a
qui trouble en ce momentta joie et ton bonheur. 6+6 b
Ce jeune homme me plt ;il a bonne figure, 6+6 a
Taille robuste, œil vifet mains d'un travailleur ; 6+6 b
55 Ces dons du corps, souvent,sont d'un superbe augure, 6+6 a
Mais aimer Dieu, ma fille,est un don des meilleurs. 6+6 b
Est-il un bon chrétien ?J'en jugerai moi-même, 6+6 a
Oui, car avant longtempsje le rencontrerai ; 6+6 b
Si je suis convaincuqu'avec ardeur il t'aime, 6+6 a
60 Ma parole d'honneur !Je te l'amènerai… » 6+6 b
Le nom de ce vieillard,de ce père excentrique, 6+6 a
Était Jacques Benoit.Il ne redoutait rien ; 6+6 b
Il eut versé son sangpour la foi catholique ; 6+6 a
Il se glorifiaitd'être né Canadien ! 6+6 b
65 Pierre enfin se coucha ;mais l'amère insomnie 6+6 a
Jusques au point du jourtortura son cerveau ; 6+6 b
Espérant mettre un termeà sa longue agonie, 6+6 a
Dans sa forge, il allamanœuvrer le marteau. 6+6 b
Il tenait à Saint-Rochune large boutique 6+6 a
70 le bruit de l'enclumeaux rires se mêlait. 6+6 b
Le soir, après souper,pour parler politique, 6+6 a
Sous ce toit enfumésouvent l'on s'assemblait. 6+6 b
Pierre, ce matin-là,suait à grosses gouttes, 6+6 a
Lui, le gai forgeronaux bras si vigoureux ! 6+6 b
75 Ah ! c'est qu'alors son cœurentretenait des doutes 6+6 a
Sur l'accomplissementde ses projets heureux… 6+6 b
« Pourtant, se disait-il,il faut que je connaisse 6+6 a
Cet ange blond qui faitma joie et mon tourment ; 6+6 b
Je veux mettre à son front, brille la jeunesse, 6+6 a
80 Les roses de l'hymen ‒divin couronnement ! » 6+6 b
Cinq jours plus tard, assissur le seuil de sa porte, 6+6 a
Il respirait du soirl'agréable frcheur ; 6+6 b
Devant lui défilaitla nombreuse cohorte 6+6 a
Des braves ouvriersrevenant du labeur. 6+6 b
85 Eh ! bonjour, Messieu Pierre !exclamait tout le monde, 6+6 a
Car il était connuparmi les travailleurs ; 6+6 b
On proclamait sa forceune lieue à la ronde : 6+6 a
A lui seul ! il avaitrossé trois batailleurs… 6+6 b
Mais Pierre, tout-à-coup,s'élança dans la rue 6+6 a
90 Pour saisir un coursierqui venait au galop, 6+6 b
Trimbalant dans un fiacreune enfant éperdue 6+6 a
Dont la terreur offraitle plus triste tableau. 6+6 b
Notre héros, soudain,au péril de sa vie, 6+6 a
Bondit comme un lionau cou de l'animal 6+6 b
95 Qui s'élança d'abordavec plus de furie, 6+6 a
Mais se calma bientôt,vaincu par son rival ! 6+6 b
Presque aussitôt survintun homme à barbe blanche : 6+6 a
C'était Jacques Benoit,le mtre du cheval !… 6+6 b
Dans Pierre il reconnut,à sa figure franche, 6+6 a
100 Celui que son enfantnommait son idéal ! 6+6 b
Prenant du forgeronla main forte et grossière, 6+6 a
Il sa serra longtempsavec effusion : 6+6 b
« Ami, vous êtes braveet d'une race fière, 6+6 a
Car de là-bas j'ai vuvotre belle action. 6+6 b
105 Comment vous exprimerce qu'éprouve mon âme ? 6+6 a
Ajouta le vieillard,visiblement confus ; 6+6 b
La gratitude, allez !‒ cette vivace flamme 6+6 a
Brûlera dans mon cœurpour ne s'éteindre plus ! 6+6 b
Oui, sans vous la fillette,à l'heure je vous parle, 6+6 a
110 Serait peut-être morte,oh ! j'en frémis d'horreur ! 6+6 b
Je vous cherchais… pardonje cherchais l'ami Charle 6+6 a
Quand mon fougueux coursiera fui comme un voleur ! » 6+6 b
Pierre, d'emblée, avaitreconnu le vieux père 6+6 a
De l'ange au front rêveurqui troublait son repos ; 6+6 b
115 Et, surpris de le voir,il regardait la terre 6+6 a
Sans pouvoir seulementbredouiller quelques mots ! 6+6 b
Mais bientôt, recouvrantson ferme caractère, 6+6 a
Il dit, en désignantsa modeste maison : 6+6 b
‒ « Entrez donc sous le toitd'un vieux célibataire ! 6+6 a
120 ‒ Vieux, dites-vous ? Ah ! Ah !oui, vieux… par la raison ! 6+6 b
‒ Vous êtes trop flatteur ;je passe la trentaine 6+6 a
Depuis quatre printemps.
‒ Ne vous désolez pas, 6+6 b
Car, à trente-quatre ans,la vieillesse est lointaine, 6+6 a
C'est l'âge l'on ne voitque les fleurs sous ses pas. » 6+6 b
125 Laissons-les discourir,en prenant le breuvage, 6+6 a
Sur l'étrange incidentqui les a réunis, 6+6 b
Et revenons à Rose.Elle veille au ménage, 6+6 a
Y mettant une adresseet des soins infinis. 6+6 b
Ses mains ont tout rangédans un ordre admirable, 6+6 a
130 Depuis les objets d'artjusqu'au luisant miroir ; 6+6 b
Et par la porte ouverte,on apeoit la table 6+6 a
sur laquelle est servil'humble repas du soir. 6+6 b
Sa mère, vieille femme,arrive de l'église, 6+6 a
souvent elle vaprier le roi des cieux ; 6+6 b
135 Mais sur son front de suiteéclate la surprise 6+6 a
En ne voyant que Roseappartre à ses yeux. 6+6 b
‒ « Et ton bon père, enfant ?
‒ Pas de retour encore ! 6+6 a
‒ Pauvre vieux ! de ce trainil sera bientôt mort ! 6+6 b
Car pour trouver celuique ta jeune âme adore, 6+6 a
140 Il peut mettre à l'enverstout Québec et Beauport… 6+6 b
‒ « Ciel ! que vois-je ! fit Rose,en courant vers la porte : 6+6 a
Mon père qui revientavec notre inconnu 6+6 b
Mais, réprimant alorsl'ardeur qui la transporte, 6+6 a
Elle recule et dit :Qu'il soit le bienvenu ! » 6+6 b
145 En effet aussitôtsautèrent de voiture 6+6 a
Pierre et Jacques Benoit,ce vieux Roger-Bontemps. 6+6 b
La gté rayonnaitsur leur bonne figure, 6+6 a
Mais, hélas ! la gténe dura pas longtemps ! 6+6 b
Lorsque la jeune filleouït la voix vibrante 6+6 a
150 De l'homme qu'elle aimait,son cœur battit bien fort ; 6+6 b
Elle rougit, s'émut ;et sa lèvre brûlante 6+6 a
Laissa tomber un crid'ineffable transport ! 6+6 b
« Mordienne ! qu'as-tu donc,ô mon enfant chérie, 6+6 a
S'écria le vieillard,lui saisissant la main ; 6+6 b
155 Nous t'aimons, tu le sais,avec idolâtrie, 6+6 a
Et voulons du bonheurte tracer le chemin. 6+6 b
Monsieur Pierre Francœur ‒que tout le monde approche, 6+6 a
Et que je suis heureuxde recevoir chez moi 6+6 b
Est un noble artisansans peur et sans reproche, 6+6 a
160 Qui serait enchantéde vivre sous ta loi ; 6+6 b
Il m'a fait cet aveuquand j'étais à sa table, 6+6 a
(Car tu sauras tantôtcomment je l'ai connu). 6+6 b
Catholique fervent,honnête et charitable, 6+6 a
Enfant, tel est celuique tu crois inconnu ! 6+6 b
165 Tu pleures à présent !voyons, voyons petite ! 6+6 a
Sèche ces vilains pleursqui rougissent tes yeux ; 6+6 b
Prouve à ce beau Monsieurqu'ici la joie habite 6+6 a
Et que notre étiquetteest celle des aïeux ! 6+6 b
Rose, en effet, pleurait !Ses bienfaisantes larmes, 6+6 a
170 Comme des diamantsjusqu'à ses pieds roulaient ; 6+6 b
Cet aimable chagrinfaisait briller ses charmes ; 6+6 a
Pierre et les deux vieillards,ravis, la contemplaient. 6+6 b
Oui, cette enfant pleurait !mais un chaste délice 6+6 a
Sous ce voile de pleursalors se déguisait ; 6+6 b
175 Elle avait mis sa lèvreà l'enivrant calice, 6+6 a
Et pleurait le bonheurque son cœur y puisait ! 6+6 b
 O larmes précieuses, 6 a
 Douces, silencieuses, 6 a
 Baume consolateur 6 a
180  Inénarrable joie, 6 b
 Que du ciel nous envoie 6 b
 Le divin Créateur ! 6 a
 Des grands yeux bleus de Rose, 6 a
 Coule, rosée éclose 6 a
185  Du pur et saint amour ; 6 a
 Ah ! rafrchis son âme 6 b
 Dont la soif te réclame ; 6 b
 Oui, coule en ce beau jour ! 6 a
Mais Rose, revenantde la folle surprise 6+6 a
190 Qu'elle avait éprouvéeen revoyant Francœur, 6+6 b
Lui dit :
« Veuillez, Monsieur,excuser ma franchise : 6+6 a
Vous m'avez trop causéde joie et de bonheur !… » 6+6 b
Ce gracieux reproche,au lieu de blesser Pierre, 6+6 a
Alluma dans son âmeune lueur d'espoir ; 6+6 b
Il répondit :
195 « Le cielexauce ma prière, 6+6 a
Puisque l'ai maintenantl'honneur de vous revoir. » 6+6 b
« Bravo ! bravissimo !trois fois bravo, mordienne ! 6+6 a
Glapit Jacques Benoit,tout fier de ce début ; 6+6 b
Merveilleusement dit,ma parole chrétienne ! 6+6 a
200 De ce pas, mes enfants,vous atteindrez le but ! 6+6 b
Allons, Monsieur Francœur,allons, sans gêne, à table ! 6+6 a
Nous avons, il est vrai,chez vous fait bon repas ; 6+6 b
Mais ma femme et ma filleont de la dent, que diable ! 6+6 a
Et le jne ce soirne leur conviendrait pas ! » 6+6 b
205 Le galant acceptala franche politesse, 6+6 a
Puis, en homme d'usage,il but et mangea peu. 6+6 b
De Rose il admirala beauté, la finesse, 6+6 a
Et la complimentasur l'exquis pot-au-feu. 6+6 b
Après ce gai repas,on fit de la musique 6+6 a
210 Dans un petit salonde fleurs tout embaumé ; 6+6 b
Rose, en s'accompagnant,chanta plus d'un cantique 6+6 a
le nom de Marieétait souvent rimé. 6+6 b
Pierre ne chantait pas,lui, selon les principes ; 6+6 a
Il en connaissait pointl'art des dilettanti ; 6+6 b
215 Il ignorait aussil'accord des participes, 6+6 a
Mais chanta volontiersplus d'un couplet joli. 6+6 b
Ce soir-là, chez Benoit,on était en liesse ; 6+6 a
Les cœurs, jeunes et vieux,vibraient à l'unisson. 6+6 b
Les deux vieillards tout bas,se répétaient sans cesse 6+6 a
220 Que Rose pour épouxaurait un beau gaon ! 6+6 b
« Comment le trouves-tu,Rose et toi, bonne vieille ? 6+6 a
Demanda le vieillard,quand Pierre fut parti. 6+6 b
Rose joyeuse, dit :
‒ Vraiment il m'émerveille ! 6+6 a
Et sa mère ajouta :
‒ C'est un fameux parti !… » 6+6 b
225 Dieu ! que les vrais plaisirssont de courte durée ! 6+6 a
Pensait, en cheminant,le jeune homme amoureux ; 6+6 b
Je veux garder toujoursde ma belle soirée 6+6 a
Dans les plis de mon cœur,le souvenir heureux ! 6+6 b
II
Dans le bourg Sainte-Foye,auprès de la barrière 6+6 a
230 S'élevait un logisentouré de bouleaux ; 6+6 b
Sur ses murs crevassésle houblon et le lierre, 6+6 a
Ainsi que des serpentsdéroulaient leurs anneaux. 6+6 b
C'était un beau soir d'août.Dans un ciel sans nuages, 6+6 a
L'astre du jour lançaitsa dernière lueur, 6+6 b
235 Et les oiseaux mêlaientleurs gracieux ramages 6+6 a
A la voix du Zéphyrvolant de fleur en fleur. 6+6 b
L'air était tout remplide senteurs odorantes 6+6 a
Que le foin, en séchant,exhalait en foison ; 6+6 b
Et la gentille abeille,aux ailes transparentes 6+6 a
240 Buvait avec ivresseaux perles du gazon. 6+6 b
Non loin de la demeure,à l’ombre du feuillage, 6+6 a
Trois personnes causaient,assises sur un banc ; 6+6 b
La fine humeur gauloiseanimait leur langage 6+6 a
Et l'écho répétaitparfois leur rire franc. 6+6 b
245 Cependant la plus belle,une blonde fillette, 6+6 a
Interrompit soudainson rire harmonieux 6+6 b
Pour aller recevoir,à la bonne franquette, 6+6 a
Deux nouveaux arrivants,l'un jeune et l'autre vieux. 6+6 b
‒ « Salut à vous, salut !Mademoiselle Rose, 6+6 a
250 Lui dit en s'inclinantle plus âgé des deux ; 6+6 b
Votre teint à toujoursl'incarnat de la rose 6+6 a
Et mon ami de vousa droit d'être orgueilleux. » 6+6 b
Pierre à son tour reprit :
‒ « J'approuve le notaire 6+6 a
Qui sait dire à propostoute la vérité ; 6+6 b
255 Mieux que lui je connaisvotre doux caractère, 6+6 a
Et j'admire avec luivotre rare beauté. » 6+6 b
‒ « De grâce, c'est assez !assez ! répliqua-t-elle, 6+6 a
Je ne mérite pastous ces beaux compliments ; 6+6 b
Spirituels moqueurs,venez sous la tonnelle 6+6 a
260 nous retrouveronsmes excellents parents. » 6+6 b
Ils furent accueillisd'une façon charmante 6+6 a
Par Benoit et sa femme.Et Pierre, ce soir-là, 6+6 b
Vint s'asseoir sans tremblerauprès de son amante, 6+6 a
Qui portait à ravirla robe de gala. 6+6 b
265 Pourquoi tant de gtésur toutes ces figures ? 6+6 a
Et pourquoi le notaireétait-il chez Benoit ? 6+6 b
C'est que, par un contrat,deux jeunes créatures, 6+6 a
Allaient en ce beau soir,s'unir devant la loi. 6+6 b
Pierre, depuis trois mois,sur l'océan du Tendre 6+6 a
270 Confiait son esquifau doux vent de l'espoir ; 6+6 b
Car Rose quelquefoisosait lui faire entendre 6+6 a
Ces cinq mots consolants :
« Ainsi j'aime à te voir ! » 6+6 b
Or, un jour de juillet ‒il m'en souvient encore 6+6 a
Pierre chez son amantearrivait tout rêveur. 6+6 b
275 « Je viens, avait-il dit,ô fille que j'adore, 6+6 a
T'offrir en ce momentet ma vie et mon cœur. 6+6 b
Je veux me marier :la raison me l'ordonne ; 6+6 a
Et n'est-ce pas d'ailleursle devoir d'un chrétien ? 6+6 b
A tous les bons épouxle Mtre du ciel donne 6+6 a
280 Au foyer l'harmonieet le pain quotidien. 6+6 b
Ne me repousse pas,idole de ma vie, 6+6 a
Toi qui portes au frontla suave candeur ! 6+6 b
Au banquet de l'hymenle Seigneur nous convie : 6+6 a
O Rose, accepte doncavec moi cet honneur… » 6+6 b
Rose avait reparti :
285 « J'admire ta franchise 6+6 a
Et les fiers sentimentsque tu viens d'exprimer ; 6+6 b
Mais, sans voir mes parentsauxquels je suis soumise 6+6 a
Je ne puis te répondre :ils pourraient me blâmer. » 6+6 b
Cette soumissionet ce hardi langage 6+6 a
290 Jetèrent notre amidans le ravissement. 6+6 b
« Tu parles bien, dit-il ;je n'ai pas le courage 6+6 a
« De répliquer un motà ton raisonnement. » 6+6 b
Pierre, le lendemain,rayonnant d'espérance 6+6 a
Et frais comme une fleur,arrivait chez Benoit. 6+6 b
Le bonhomme lui dit :
295 ‒ « Écoutez ma sentence : 6+6 a
Vous voulez épouserma fillette ?… eh bien, soit ! 6+6 b
Dans les premiers jours d'août,amenez M.Monsieur Fabre, 6+6 a
Ce notaire galantque nous estimons tous ; 6+6 b
Il manie encor mieuxla plume que le sabre, 6+6 a
300 Quoiqu'il porte cette armeavec un soin jaloux. 6+6 b
Puis, le contrat passé,nous fixerons la date 6+6 a
De votre mariage.Au pied des saints autels, 6+6 b
Le prêtre célébrant(oh ! ce dessein me flatte !) 6+6 a
Sera mon vieux cousin,Messire Désautels. 6+6 b
305 Nous ferons, n'est-ce pas ?une noce tranquille, 6+6 a
Nos aïeux s'amusaientde cette façon-là ; 6+6 b
N'allons pas imiterles « noceurs » de la ville, 6+6 a
Je n'ai jamais aiméleur bruit ni leur éclat. » 6+6 b
Pierre, tout ému, dit :
« Mon cher futur beau-père, 6+6 a
310 Votre sentence est douce,et j'en suis bien heureux. 6+6 b
Je suivrai vos conseilset saurai, je l'espère, 6+6 a
Éviter des « noceurs »les écarts dangereux. » 6+6 b
Maintenant le lecteursait pourquoi le notaire 6+6 a
Chez le père Benoitaccompagnait Francœur, 6+6 b
315 L'habile homme de loimontra son savoir-faire 6+6 a
En dressant le contratsans commettre une erreur. 6+6 b
Au moment solennel l'épouse future 6+6 a
Prenait la plume d'orpour signer le contrat, 6+6 b
Le notaire, vers elleinclinant sa figure, 6+6 a
320 Mit un léger baisersur son front incarnat. 6+6 b
« Vous êtes fin voleur,dit en souriant Rose ; 6+6 a
Je ne vous donne pointde petit baiser-là ! 6+6 b
Quoi ! reprit le notaire,il faudra, je suppose, 6+6 a
Pour être pardonné,vous remettre cela ? 6+6 b
325 Comment, vous oseriez ?… non, non, riposta-t-elle, 6+6 a
Je préfère excuserplutôt votre larcin ; 6+6 b
Vous avez de l'esprit,oh ! oui, plein la cervelle, 6+6 a
Mais je n'approuve pasvotre hardi dessein !… » 6+6 b
‒ C'est bien, faisons l'accord,ma bonne demoiselle, 6+6 a
330 Et, comme la musiqueest l'accord le meilleur, 6+6 b
Veuillez donc nous chanterla romance nouvelle 6+6 a
Que vient de publierl'artiste Lavigueur. » 6+6 b
Quand l'acte fut signé,les chansons et le rire 6+6 a
Retentirent longtempsdans ce logis heureux ; 6+6 b
335 Les deux futurs époux ‒illusoire délire 6+6 a
Crurent que leur bonheurvalait celui des cieux !… 6+6 b
Par un soleil brillant,un superbe carrosse, 6+6 a
Trné par deux chevaux,arrêta chez Benoit. 6+6 b
Pierre, charmant à voirsous son habit de noce, 6+6 a
340 Sauta de la voiture,aussi fier que le roi ! 6+6 b
Mais quand il apeutRose en toilette blanche 6+6 a
Et le front couronnédes fleurs de l'oranger, 6+6 b
Il ne put retenircette parole franche : 6+6 a
« Le Créateur en toine peut rien corriger ! 6+6 b
345 Accepte ces bouquets,cadeau du jeune prêtre, 6+6 a
L'aimable et généreuxcuré de Charlesbourg ; 6+6 b
Il doit, au saint autel,implorer le grand Mtre 6+6 a
Pour qu'il daigne bénirnotre sincère amour. » 6+6 b
‒ « Oui, j'accepte ces fleurs,merci du fond de l'âme ! 6+6 a
350 Veuille assurer l'abbéde mon profond respect ; 6+6 b
Puisse de sa vertula douce et sainte flamme 6+6 a
Produire sur nous deuxson salutaire effet… » 6+6 b
Après s'être adresséles compliments d'usage, 6+6 a
Jacque Benoit, Jean Fabre5 et les futurs époux 6+6 b
355 Prirent place, joyeux,dans le bel équipage 6+6 a
Pour se rendre à l'égliseet se mettre aux genoux 6+6 b
de l'abbé Désautels.
L'église Sainte-Foye 6+6 a
Brillait de mille feux,de fleurs et d'ornements. 6+6 b
La foule était nombreuse ;une céleste joie 6+6 a
360 Répandait sur les frontsde vifs rayonnements. 6+6 b
Car le peuple aimait Roseet savait bien que Pierre 6+6 a
Avait le cœur honnêteet le bras vigoureux ; 6+6 b
Et, de là, concluaitqu'une belle carrière, 6+6 a
Après leur mariage,allait s'ouvrir pour eux. 6+6 b
365 Peindre l'émotionet la joie indicible 6+6 a
Qui firent tressaillirce couple vertueux 6+6 b
Au moment d'être uni,n'est pas chose possible : 6+6 a
Ils avaient du bonheurplein l'âme et plein les yeux. 6+6 b
 O jour de mariage 6 a
370  Incomparable page 6 a
 Du livre des mortels ; 6 a
 Époque de la vie 6 b
  se fait l'harmonie 6 b
 Des cœurs près des autels. 6 a
375  Ineffable mystère : 6 a
 Un ange de la terre 6 a
 A l'homme vient s'unir ; 6 a
 Et ces deux créatures, 6 b
 Aux riantes figures, 6 b
380  Ont foi dans l'avenir ; 6 a
 Car devant la Madone 6 a
 Un apôtre leur donne 6 a
 Sa bénédiction ; 6 a
 Et, selon sa promesse, 6 b
385  Le roi des cieux s'empresse 6 b
 De sceller l'union. 6 a
 Or, avec cette force, 6 a
 (Primant celle du Corse 6 a
 Le grand Napoléon) 6 a
390  Ces époux seront braves 6 b
 Et riront des entraves 6 b
 Que dresse le démon ! 6 a
 O divin mariage, 6 a
 Toi le fidèle gage 6 a
395  Du bonheur des époux, 6 a
 Puissent l'homme et la femme 6 b
 Imprimer en leur âme 6 b
 Ton souvenir si doux ! 6 a
Quatre ans avaient passédepuis le mariage 6+6 a
400 De Rose et de Francœur.Nos héros habitaient 6+6 b
Dans le faubourg Saint-Roch,sur le bord du rivage, 6+6 a
Une belle demeure les amis fêtaient. 6+6 b
Ils ne désiraient rien,la sainte Providence 6+6 a
Leur ayant départijoie et prospérité ; 6+6 b
405 Aussi conservaient-ilsde la reconnaissance 6+6 a
Pour le Dieu qui soutientla pauvre humanité. 6+6 b
Deux jolis jumeaux blonds,un gaon, une fille 6+6 a
Étaient venus au mondeun soir de février ; 6+6 b
Et ces charmants amours ‒bijoux de la famille 6+6 a
410 Égayaient de leurs criscet aimable foyer. 6+6 b
Ils avaient vingt-deux mois,Pierre-Émile et Corinne. 6+6 a
(Ainsi les appelaientle père et la maman). 6+6 b
Vingt-deux mois ! c'est l'âge la lèvre purpurine 6+6 a
De ces êtres chérisbredouille gentiment ! 6+6 b
415 Qu'il était beau de voirces figures joyeuses, 6+6 a
Ces fronts rayonnaitla divine candeur, 6+6 b
Ces teints couleur de roseimages gracieuses ‒ 6+6 a
Que n'avait pas ternisle vent de la douleur ! 6+6 b
Chaque soir, à genouxprès de leur bonne mère, 6+6 a
420 Par sa bouche inspiréeils parlaient au bon Dieu ; 6+6 b
Et, semblable à l'encens,leur naïve prière. 6+6 a
Dans un nimbe brillantmontait vers le ciel bleu ! 6+6 b
Ils ignoraient que l'hommea des songes moroses, 6+6 a
Que ses yeux quelquefoissont rougis par les pleurs ; 6+6 b
425 Ces anges ne voyaientque joie et rêves roses 6+6 a
l'homme trop souventn'apeoit que malheurs !… 6+6 b
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lorsque Pierre sortaitle soir de sa boutique, 6+6 a
Les membres fatiguéspar le rude labeur, 6+6 b
Les joyeux papillonsdu foyer domestique 6+6 a
430 Lui faisaient oublieret fatigue et douleur ; 6+6 b
Volant à sa rencontre,ils ouvraient sa figure 6+6 a
De sonores baisersen riant aux éclats ; 6+6 b
Il les faisait sauter,rouler sur la verdure 6+6 a
Et savourait longtempsleurs gracieux ébats ! 6+6 b
435 Rose cherchait sans cesse,en femme aimable et bonne, 6+6 a
A prévenir les gtsdu mtre de son cœur ; 6+6 b
Elle y réussissait,grâce à l'humble Madone, 6+6 a
Qu'elle implorait toujoursavec grande ferveur, 6+6 b
De notre Canadienneelle était le vrai type : 6+6 a
440 Taille moyenne, œil douxet teint plein de frcheur ; 6+6 b
En morale, elle avaitl'admirable principe 6+6 a
De garder à nos mœursleur antique splendeur. 6+6 b
Son mari ! ses enfants !ah ! qui pourrait redire 6+6 a
La tendresse et l'amourqu'elle éprouvait pour eux ? 6+6 b
445 Seuls les anges du cielsur leur divine lyre 6+6 a
Auraient pu retracerces sentiments pieux ! 6+6 b
Pierre et Rose étaient fiersde se sentir revivre 6+6 a
Dans les doux jumeaux blondsaux yeux intelligents ; 6+6 b
Nous leur enseigneronsla route qu'il faut suivre 6+6 a
450 Pour accomplir le bien,disaient ces bons parents. 6+6 b
Mais ce rêve enchanteur,ces projets fort louables 6+6 a
Ne devaient pas avoirleur accomplissement, 6+6 b
Car Dieu, dont les décretssont tous impénétrables, 6+6 a
Allait anéantirleur rêve en un moment. 6+6 b
455 Le trois septembre au soir,par un beau clair de lune, 6+6 a
Pierre, la rame en main,refoulait le courant. 6+6 b
L'air était embaumé,mais le sournois Neptune 6+6 a
Agitait quelquefoisles flots du Saint-Laurent. 6+6 b
Rose et les chérubinsse tenaient près de Pierre, 6+6 a
460 Assis en cercle, au fondde l'embarcation, 6+6 b
Et contemplaient ravis,l'éclatante lumière 6+6 a
Que l'astre répandaitsur la création. 6+6 b
‒ « Voyez-donc, chers parents,comme la lune est belle, 6+6 a
S'écria Pierre-Émile,en croquant un gâteau. » 6+6 b
Rose reprit :
465 ‒ « Pourtant,ce n'est qu'une étincelle 6+6 a
Qui s'échappe la nuitdu céleste Flambeau ! 6+6 b
Mais si vous restez bons,pieux et charitables, 6+6 a
Si vous savez porterdes malheurs le fardeau, 6+6 b
Un jour vous quittereztous nos biens périssables 6+6 a
470 Pour aller contemplercet astre encor plus beau ! » 6+6 b
Pierre, depuis longtempsobservait le silence ; 6+6 a
Un noir pressentimentfaisait battre son cœur ; 6+6 b
Il avait beau lutter,se faire violence, 6+6 a
Il restait au pouvoirde l'occulte oppresseur. 6+6 b
475 Aussi redoutait-ilces bourrasques fréquentes 6+6 a
Qui sont le cauchemardu courageux marin, 6+6 b
Car le vent soulevaitdes vagues écumantes, 6+6 a
L'air devenait plus lourd,et le ciel moins serein. 6+6 b
Tout à coup un éclair,un éclair grandiose, 6+6 a
480 Décrivit dans l'espaceun long serpent de feu, 6+6 b
Et l'orage éclata.Les deux enfants et Rose, 6+6 a
Affolés de terreur,tremblaient en priant Dieu. 6+6 b
Pierre les rassuraiten montrant le rivage 6+6 a
Qu'il s'effoait d'atteindreavec son vieux canot ; 6+6 b
485 Le vent le repoussait.Sous un épais nuage 6+6 a
La lampe de la nuitse déroba bientôt ! 6+6 b
Les malheureux étaientplongés dans les ténèbres 6+6 a
Et ballottés ainsiqu'un fragile roseau. 6+6 b
Le tonnerre aux échosjeta des sons funèbres, 6+6 a
490 Et la vague lançales promeneurs à l'eau 6+6 b
Mais Pierre, redoublantaussitôt de courage, 6+6 a
Saisit d'une main Roseet de l'autre un enfant ; 6+6 b
Et, vif comme un poisson,il revint à la nage 6+6 a
Sur les flots tourmentéssans cesse par le vent. 6+6 b
495 Eh ! que pourrait-il faireainsi sans assistance, 6+6 a
N'ayant plus de canotni la moindre clarté ? 6+6 b
Mourir… hélas ! oui, carune bonne distance 6+6 a
Le séparait encorde sa chère cité !… 6+6 b
Quoi ! mourir à cet âge la vie est si belle, 6+6 a
500 tout sous le soleilnous parle joie, amours… 6+6 b
Mourir ! lorsqu'on possèdeune épouse modèle 6+6 a
Dont l'esprit, les vertusembellissent nos jours… 6+6 b
Ce lugubre penserhanta l'esprit de Pierre, 6+6 a
Mais il le repoussade suite avec dédain ; 6+6 b
505 Puis, bravant derechefdu fleuve l'onde amère, 6+6 a
Il se mit à jouerdu pied et de la main. 6+6 b
Le nageur quelquefoisdisparaissait dans l'onde, 6+6 a
Entrné par sa femmeet l'un de ses enfants ; 6+6 b
N'importe, il n'aurait pas ‒pour les trésors du monde 6+6 a
510 Voulu laisser périrces deux êtres charmants ! 6+6 b
Mais ses forces d'Herculeà la fin s'épuisèrent ; 6+6 a
Le Saint-Laurent allaitse referment sur eux, 6+6 b
Quand six robustes brasprestement les tirèrent 6+6 a
De ce gouffre, ou plutôtde ce tombeau honteux ! 6+6 b
515 Les sauveurs étaient troisbateliers de Saint-Pierre, 6+6 a
En route pour Québecavec un lot de bois. 6+6 b
Ils avaient apeusur le fleuve en colère, 6+6 a
Cet homme que la vagueenveloppait parfois. 6+6 b
Ils firent à la hâteun lit de frche paille, 6+6 a
520 Au fond de leur bateau,pour les trois malheureux. 6+6 b
Mais, ô fatalité !le sort, de sa tenaille, 6+6 a
Voulait broyer le cœurdu père courageux. 6+6 b
Car, spectacle navrant !c'était deux corps livides, 6+6 a
Deux cadavres que Pierreavait ravis aux flots ! 6+6 b
525 Ils étaient là, gisantsur les grabats humides, 6+6 a
Le visage éclairépar le feu des falots… 6+6 b
Pierre était atterré.Des larmes abondantes 6+6 a
Inondaient sa figureaux traits mâles et beaux ; 6+6 b
Debout, pâle, muet,il ressemblait aux plantes 6+6 a
530 Qui vivent sans chaleurà l'ombre des tombeaux ! 6+6 b
Il avait tout perdudans l'espace d'une heure ; 6+6 a
Son adorable femmeet ses fiers rejetons ; 6+6 b
Il ne lui restait plusque sa sombre demeure 6+6 a
les sanglots allaientremplacer les chansons ! 6+6 b
535 Les bateliers, émus,regardaient en silence 6+6 a
L'éloquente douleurde notre infortuné, 6+6 b
Et suppliaient tout basla sainte Providence 6+6 a
De consoler ce braveau chagrin destiné. 6+6 b
Mais Pierre, tout à coup,vaincu par la souffrance, 6+6 a
540 ‒ Ce mal dont les humainsdoivent subir la loi 6+6 b
Roula sur le carreau,privé de connaissance, 6+6 a
En s'écriant :
« Seigneur,ayez pitié de moi ! » 6+6 b
Trois semaines aprèscette scène terrible, 6+6 a
Que la plume ne peutfidèlement tracer, 6+6 b
545 Pierre quittait le lit.Il était impossible, 6+6 a
Pour qui l'avait connu,de le voir sans pleurer, 6+6 b
Ce n'était plus cet hommeà la forte encolure, 6+6 a
Au visage serein,aux bras si vigoureux ! 6+6 b
Du vieillard il avaitdéjà toute l'allure, 6+6 a
550 La tristesse trônaitsur son front anguleux. 6+6 b
Il ne ressentait plusde douleurs corporelles ; 6+6 a
Son estomac pouvaitrecevoir tous les mets, 6+6 b
Mais l'âme, hélas ! portaitdes blessures cruelles 6+6 a
Que les princes de l'artne guérissent jamais… 6+6 b
555 C'est en vain qu'il cherchaitsouvent à se distraire 6+6 a
En lisant les journauxou quelques bons romans ; 6+6 b
L'inexorable sortsemblait toujours se plaire 6+6 a
A lui rendre odieuxces doux amusements. 6+6 b
Alors il s'écriait,la voix pleine de larmes : 6+6 a
560 « Accordez-moi, mon Dieu,la résignation, 6+6 b
Ou faites-moi gterlas douceurs de vos charmes 6+6 a
En daignant m'appelerdans la sainte Sion ! » 6+6 b
Enfin Dieu lui donnala force et le courage 6+6 a
De porter des reversle pénible fardeau. 6+6 b
565 A la forge bientôtil conduisait l'ouvrage 6+6 a
Pendant que trois gaillardsmanœuvraient le marteau. 6+6 b
Un illustre défuntqui vit dans la mémoire 6+6 a
Des hommes d'aujourd'hui,le bon curé Charest, 6+6 b
Venait parfois le voirpour lui parler d'histoire 6+6 a
570 Et surtout des hérosque Francœur admirait. 6+6 b
Le malade écoutaitles récits du vieux prêtre, 6+6 a
Récits qui l'enflammaientau suprême degré ; 6+6 b
Au seul nom de la France,il sentait tout son être 6+6 a
Tressaillir. Ah ! ce nométait pour lui sacré. 6+6 b
575 Aussi, c'est qu'il l'aimaitce beau pays de France, 6+6 a
‒ Soleil que les prussiensne pourront obscurcir ! ‒ 6+6 b
C'est là que ses aïeuxprirent jadis naissance, 6+6 a
Et c'est là qu'il auraitvoulu vivre et mourir ! 6+6 b
Or, depuis que la mortde sa faux redoutable 6+6 a
580 Avait moissonné Roseet ses deux chers enfants, 6+6 b
Il ne nourrissait plusqu'un désir admirable : 6+6 a
Combattre en Canadiencontre les allemands ! 6+6 b
Il lui fallait partir,car l'eau de notre fleuve 6+6 a
Rappelait à son âmeun spectacle navrant : 6+6 b
585 Toujours il croyait voir ‒insupportable épreuve 6+6 a
Les défunts entrnéspar l'horrible courant… 6+6 b
Mais un autre motifplus grand que la souffrance 6+6 a
L'engageait à partirpour le sol étranger ; 6+6 b
Il se disait souvent :
« Quand on aime la France, 6+6 a
590 On doit la secourirà l'heure du danger ! » 6+6 b
III
L'été de mil huit centsoixante et dix achève ; 6+6 a
L'oiseau commence à fuirvers des climats plus doux ; 6+6 b
Le soleil, triste et pâle,à l'horizon se lève ; 6+6 a
La ramure secoueau vent ses cheveux roux. 6+6 b
595 C'est le dimanche au soir.Une foule innombrable 6+6 a
Envahit le forum(place Jacques-Cartier) ; 6+6 b
On dirait, à la voir,qu'un malheur effroyable 6+6 a
Menace les mortelsde l'univers entier. 6+6 b
Que s'est-il donc passéde si grand sous les astres 6+6 a
600 Pour que sur tous ces frontséclate le chagrin ? 6+6 b
Ah ! la France se meurt !déjà quatre désastres : 6+6 a
Weissembourg, Reischofen,Forbach et Spickerin ! 6+6 b
Eh ! oui, voilà pourquoil'on pleure et l'on murmure 6+6 a
Dans la ville granditl'héroïque valeur ; 6+6 b
605 Quand la France reçoitau cœur une blessure, 6+6 a
Les habitants d'icitressaillent de douleur ! 6+6 b
« Je vole à son secours,s'écrie un patriote, 6+6 a
Et vais au consulatoffrir mes faibles mains. 6+6 b
Et si je dois tombersous le fer du despote, 6+6 a
610 Je mourrai, sans regretcomme les vieux Romains ! » 6+6 b
Il part, la tête hauteet l'œil plein de lumière, 6+6 a
Et va chez le consul,qui l'accueille fort bien. 6+6 b
« J'appartiens, Excellence,à la classe ouvrière, 6+6 a
Dit-il, et j'ai l'honneurd'être né Canadien. 6+6 b
615 Or, j'apprends que la France naquirent nos pères, 6+6 a
‒ Belle France que j'aimeautant que mon pays ! ‒ 6+6 b
Est soumise à cette heureaux troupes meurtrières 6+6 a
Que commandent Von Molkeet ses cruels amis ! 6+6 b
Eh bien, mille tambours !je vends maison, boutique, 6+6 a
620 Pour aller me rangersous son noble drapeau ; 6+6 b
Oui, si j'obtiens de vousune pièce authentique, 6+6 a
Je troquerai l'outilcontre le chassepot ! » 6+6 b
‒ « Quel est donc votre nom,homme plein de courage ? 6+6 a
‒ Pierre Francœur, obscurartisan, de Saint-Roch. 6+6 b
625 ‒ Quoi ! c'est à vous qu'un soirle fleuve, dans sa rage, 6+6 a
Ravissait et l'épouseet les enfants en bloc ?… 6+6 b
‒ « Hélas ! oui, c'est à moique le fleuve en colère, ‒ 6+6 a
Ce fleuve au bord duquelj'aimais à respirer ‒ , 6+6 b
A ravi les trois cœur,les plus purs de la terre 6+6 a
630 Et depuis cet instantje ne fais que pleurer 6+6 b
O le deuil éprouvédes époux et des pères ! 6+6 a
Je comprends vos malheurset sais y compatir ; 6+6 b
Vous êtes un hérostel que l'on n'en voit guères, 6+6 a
Et la France de vousn'aura pas à rougir. 6+6 b
635 Prenez ce sauf-conduitcacheté de mes armes, 6+6 a
Puis rendez vous auprèsdu gouverneur Trochu ; 6+6 b
Devant ce pli les Francsabaisseront leurs armes, 6+6 a
Et par eux vous serez,au besoin, secouru. » 6+6 b
« ‒ Pour vos bontés, mercimille fois, Excellence ! 6+6 a
640 Je serai, je l'espère,un valeureux soldat, 6+6 b
Car je sens dans mon cœurrefleurir la vaillance 6+6 a
Que Montcalm a léguéaux fils du Canada ! » 6+6 b
Le lendemain au soir,à genoux sur la terre 6+6 a
dormaient pour toujoursRose et les deux jumeaux, 6+6 b
645 Pierre parlait tout basdans ce lieu solitaire, 6+6 a
Mais l'indiscret zéphyrnous apporta ces mots : 6+6 b
 Adieu, tombe chérie, 6 a
 Sombre et muet séjour 6 b
  tous, après la vie 6 a
650  Nous dormirons un jour ! 6 b
 Demeure des trois anges 6 a
 Que follement j'aimais 6 b
 Et que les viles fanges 6 a
 Ne salirent jamais ! 6 b
655  Adieu, charmante femme, 6 a
 Adieu, fruits de son flanc : 6 b
 A vous, j'offre mon âme, 6 a
 A la France, mon sang ! 6 b
 Demain, avant l'aurore, 6 a
660  Je quitterai ces lieux ; 6 b
 ‒ Vous reverrai-je encore ? 6 a
 Oui, plus tard, dans les cieux ! 6 b
 Mais, vive inquiétude, 6 a
 Qui me remplacera ? 6 b
665  En cette solitude 6 a
 Qui vous visitera ? 6 b
 Hélas ! sur votre tombe 6 a
 Que j'arrose de pleurs, 6 b
 Nul ne viendra quand tombe 6 a
670  Le jour, mettre des fleurs ! 6 b
 Ni faire la prière, 6 a
 Cette aumône du cœur, 6 b
 Que le céleste Père 6 a
 Accueille avec bonheur. 6 b
675  Non, car l'homme se livre 6 a
 Ici-bas aux plaisirs, 6 b
 Et n'aspire qu'à vivre 6 a
 Pour combler ses désirs ! 6 b
 Eh bien, puisque le monde 6 a
680  Ne songe qu'à jouir, 6 b
 Moi, sur la terre et l'onde 6 a
 Pour vous je veux souffrir ! 6 b
 Donc, adieu, tendre femme, 6 a
 Adieu, fruits de son flanc ! 6 b
685  A vous, j'offre mon âme, 6 a
 A la France, mon sang ! » 6 b
Laissons dormir en paixdans leur sombre retraite 6+6 a
Ces trois infortunés,et rejoignons Francœur, 6+6 b
Qui, près de Châtillon,à la lutte s'apprête 6+6 a
690 Sous le commandementd'un général de cœur. 6+6 b
Il a pu parvenirjusque là sans entrave, 6+6 a
Grâce à l'aimable plidu consul québecquois ; 6+6 b
Du reste, en le voyant,on devinait un brave 6+6 a
Dans les veines duquelcoulait le sang gaulois ! 6+6 b
695 La France tous les jourséprouve les défaites ; 6+6 a
Nos vaillants soldats sontpar le nombre écrasés ; 6+6 b
Et déjà les Prussiensse préparent des fêtes 6+6 a
Dans les riches hameauxqu'ils ont germanisés. 6+6 b
Ils ne respectent rien,ces conquérants d'une heure ! 6+6 a
700 Ils insultent l'enfant,la femme, le vieillard, 6+6 b
Détruisent la moissonet brûlent la demeure 6+6 a
vit paisiblementl'honnête montagnard. 6+6 b
Ivres d'or et de sang,ils attaquent les villes 6+6 a
Qu'ils pillent aussitôtet plongent dans le deuil ; 6+6 b
705 Puis, l'esprit ébranlépar leurs succès faciles, 6+6 a
Ils lancent sur Parisun envieux coup d'œil ! 6+6 b
Halte-là ! car Paris,le vrai cœur de la France, 6+6 a
Le royaume des arts,l'imprenable cité, 6+6 b
Secoue avec éclatsa folle insouciance 6+6 a
710 Et veut garder encorson immortalité ! 6+6 b
Jules Favre aux Prussiensdemande un armistice, 6+6 a
Afin d'examinerleurs nombreux armements : 6+6 b
Mais de Bismark répond :
« Je ne puis, en justice, 6+6 a
L'accorderAgréezmes meilleurs sentiments ! » 6+6 b
715 Cette froide réponseallume la colère 6+6 a
et l'indignationdans l'âme des Français. 6+6 b
« C'est bien, disent plusieurs,_fertilisons la terre, 6+6 a
Les cadavres prussiensnous serviront d'engrais !_ 6+6 b
Tout Paris se prépareà combattre les rtres, 6+6 a
720 Les jeunes et les vieuxmarchent sous les drapeaux ; 6+6 b
On jure de tuer,sans pitié, tous les trtres 6+6 a
Et de livrer leur chairen pâture aux corbeaux ! 6+6 b
Les fusils, les canons,les boulets et la poudre 6+6 a
Sont vite fabriquéset remis aux soldats ; 6+6 b
725 Et, quand sonnera l'heure,aussi prompts que la foudre, 6+6 a
Ces terribles enginsferont mille dégâts… 6+6 b
C'est le vingt-deux septembre.Escorté de ses troupes 6+6 a
Le général Ducrottraverse Châtillon ; 6+6 b
Les habitants du lieu,qui se tiennent par groupes 6+6 a
730 Agitent devant luimaint et maint pavillon. 6+6 b
Ducrot s'incline et dit :
« Priez pour nous, mes frères, 6+6 a
Afin que du combatnous sortions triomphants ; 6+6 b
Demain nous camperonsprès des hautes Bruyères 6+6 a
les Prussiens encorse montrent turbulents. » 6+6 b
735 Et quittant à regretce peuple qu'il estime, 6+6 a
Esclave du devoir,il poursuit son chemin ; 6+6 b
Il n'a plus qu'un désir ‒désir vraiment sublime 6+6 a
Lutter, et, s'il le faut,mourir le lendemain ! 6+6 b
De bonne heure, Ducrotle lendemain arrive 6+6 a
740 A l'endroit redoutableavec ses bataillons. 6+6 b
« Tenez-vous, leur dit-il,tous sur la défensive, 6+6 a
Car l'ennemi déjàdoit charger ses canons. 6+6 b
A peine a-t-il parlé,qu'une balle prussienne 6+6 a
Laboure jusqu'à l'osle flanc de son cheval ! 6+6 b
745 La bête de douleurrugit comme l'hyène 6+6 a
Qui se trouve placéeen face d'un rival. 6+6 b
Les ennemis alorssortent de leur cachette 6+6 a
En lançant des obusà travers les bosquets ; 6+6 b
Mais Ducrot, sans frayeur,à ses soldats répète : 6+6 a
750 Laissez-les dépenserleur force et leurs boulets ! 6+6 b
Cependant les Prussiens ‒que ce silence intrigue 6+6 a
Osent se découvriraux regards des Français. 6+6 b
Ducrot les voit venir,et, fier de son intrigue, 6+6 a
Jubile en présentantun glorieux succès ! 6+6 b
755 « A l'œuvre ! ordonne-t-il ;déplantez-moi ces rustres. 6+6 a
Que l'orgueil a renduméchants, audacieux ! 6+6 b
La France attend de vousles faits les plus illustres, 6+6 a
Allons donc, en avant !ô soldats valeureux ! » 6+6 b
Aussitôt des milliersde boulets et de balles 6+6 a
760 Tombent comme un orageau milieu des Prussiens. 6+6 b
Et l'air redit alorsdes clameurs infernales 6+6 a
Qui ressemblent aux crisd'une meute de chiens ! 6+6 b
Çà et là des blessésétendus en grand nombre 6+6 a
Exhalent leurs douleurset maudissent le sort, 6+6 b
765 Puis d'autres effrayéspar ce spectacle sombre, 6+6 a
Sous les bois vont se mettreà l'abri de la mort. 6+6 b
Les chevaux, l'œil en feu,les naseau pleins d'écume, 6+6 a
Affolés de terreur,s'élancent au galop, 6+6 b
Mutilant de leurs fersle cadavre qui fume 6+6 a
770 Sur le sol détrempépar le sang et par l'eau ! 6+6 b
C'est un sauve-qui-peut :le général lui-même, 6+6 a
Espèce de colosseau cœur ambitieux, 6+6 b
Est obligé de fuir ;et, dans sa rage extrême, 6+6 a
Maudit, en se sauvant,les Français et les dieux… 6+6 b
775 Maintenant, grâce au ciel,sur les Hautes-Bruyères, 6+6 a
Le vieux drapeau françaisdéroule au vent ses plis ; 6+6 b
Il semble défierles hordes meurtrières 6+6 a
Qui nourrissent l'espoirde bombarder Paris. 6+6 b
Neuf jours ont fui. Ducrotà cheval se promène 6+6 a
780 En rêvant au plaisirde revoir l'ennemi, 6+6 b
Car il l'attend. Depuisbientôt une semaine 6+6 a
Ce général fameuxn'a presque point dormi. 6+6 b
Au détour d'une route,à travers le feuillage, 6+6 a
Il croit voir ondulerdans le lointain brumeux 6+6 b
785 Une mer de soldats :tel on voit un rivage 6+6 a
Mollement s'avancerles flots silencieux. 6+6 b
Tiens ! ce sont les enfantsde la blonde Allemagne, 6+6 a
Se dit le promeneur,en mettant son lorgnon ; 6+6 b
Nous leur ferons danser,ici, dans la montagne, 6+6 a
790 Un joli moulinetaux accords du canon 6+6 b
Ils aiment ce jeu-là,si j'en crois ma mémoire, 6+6 a
Eh bien, ces beaux danseursne seront pas déçus ! 6+6 b
Mais ! ils sont très nombreux :la plaine en est tout noire ! 6+6 a
Bah ! qu'importe leur nombre,ils seront bien reçus ! 6+6 b
795 Sur ce, le généralpique au flanc sa monture 6+6 a
Et s'élance au galopvers le champ des soldats. 6+6 b
« ‒ Aux armes ! leur dit-il,de sa voix mâle et pure, 6+6 a
Les Allemands sur nouss'avancent à grands pas ! 6+6 b
Leur nombre est légion ;mais vous êtes des braves 6+6 a
800 Que ne comptez jamaisle nombre des rivaux ; 6+6 b
Si vous ne voulez pasdevenir leurs esclaves, 6+6 a
Ni même leur livrervos glorieux drapeaux, 6+6 b
Alors, repoussez-les !N'ayez aucune crainte, 6+6 a
Soldats, d'être vaincus ;non luttez vaillamment, 6+6 b
805 Sous le regard de Dieu,car votre cause est sainte 6+6 a
Et Dieu vous aiderajusqu'au dernier moment ! » 6+6 b
Tous les soldats en chœurà cet appel répondent : 6+6 a
‒ Nous vous suivrons partout,ô noble général ! 6+6 b
Ah ! merci, fait Ducrot ;vos cris puissants inondent 6+6 a
810 Mon âme d'allégresseAttendez le signal ! 6+6 b
L'heure succède à l'heureet l'ombre à la lumière ; 6+6 a
La nuit sur la natureétend son voile noir. 6+6 b
La lune, au bord du ciel,montrant sa tête altière, 6+6 a
Scintille tout à coupcomme un bel ostensoir. 6+6 b
815 Tout est silencieux.Ducrot et son armée 6+6 a
Attendent, l'arme aux bras,le terrible moment 6+6 b
la tourbe prussienneivre de renommée 6+6 a
Viendra le attaquerdans leur retranchement. 6+6 b
Mais le temps passe, et rienne trouble le silence, 6+6 a
820 Si ce n'est quelquefoisles murmures du vent. 6+6 b
Enfin l'aube partet l'horizon immense 6+6 a
Reflète les clartésd'un beau soleil levant. 6+6 b
Les belliqueux Françaissont ennuyés d'attendre ; 6+6 a
Ils ne redoutent pasleurs ennemis, oh ! non ! 6+6 b
825 Car leur unique vœu,maintenant, est d'entendre 6+6 a
La voix de la trompetteet celle du canon. 6+6 b
Néanmoins, imitantdu général l'exemple, 6+6 a
Ils offrent au Seigneurles prémices du jour, 6+6 b
Et ce champ de combatse convertit en temple 6+6 a
830 D' montent vers le cieldes prières d'amour. 6+6 b
Puis, ce devoir rempli,les cuisiniers préparent, 6+6 a
Avec habileté,le modeste repas. 6+6 b
La marmite est au feu.Tous les soldats s'emparent 6+6 a
De leurs brillants couteauxpour trancher le lard gras. 6+6 b
835 Bref, le tout est servi.La cloche carillonne 6+6 a
Invitant la miliceà manger sans façon. 6+6 b
Le vin ne manque pas.La bonne humeur rayonne 6+6 a
Sur les fronts, et le cœursvibrent à l'unisson. 6+6 b
Mais, dominant les ris,les tirades joyeuses, 6+6 a
840 La voix du généralfait entendre ces mots : 6+6 b
« Aux armes ! j'apeoisles cohortes nombreuses ; 6+6 a
Vainquons ! car la défaiteest le plus grand des maux ! » 6+6 b
Les soldats, oubliantle vin et la gamelle 6+6 a
Obéissent de suiteà l'ordre de Ducrot, 6+6 b
845 Qui suit leurs mouvementsde sa vive prunelle 6+6 a
En allant et venantsur son coursier au trot. 6+6 b
Les Prussiens, l'air railleur,vers les Français s'avancent, 6+6 a
Mais ceux-ci sont déjàprêts à les recevoir, 6+6 b
Les soldats de Ducrotà leurs ennemis lancent 6+6 a
850 Un regard dont l'éclairpart les émouvoir. 6+6 b
Ducrot ordonne alorsde commencer la lutte. 6+6 a
Par un feu bien nourri.Le feu gronde aussitôt ; 6+6 b
Et, spectacle effrayant,des deux côtés on lutte 6+6 a
Avec un héroïsme la colère éclot. 6+6 b
855 Allemands et Françaiscombattent face à face 6+6 a
Et semblent décidésà vaincre ou bien mourir, 6+6 b
Car lorsqu'un soldat tombe,un autre le remplace, 6+6 a
Convaincu qu'à son tourla mort va le saisir ! 6+6 b
La mort, sans préférence,enlève aux deux armées 6+6 a
860 Des hommes de valeur,que dis-je ? des héros ! 6+6 b
Elle n'a pas d'égardpour leurs jeunes années, 6+6 a
Non ! comme les blés mûrsils tombent sous sa faux ! 6+6 b
O mort, cruelle mort !pour assouvir ta haine, 6+6 a
Tu fais couler à flotle sang de tous ces preux ; 6+6 b
865 Tu plonges à la foisdans le deuil et la peine 6+6 a
Des mères au cœur d'oret des enfants heureux ! 6+6 b
Ils n'ont plus de soutien,ils n'ont plus d'espérance ! 6+6 a
Ah ! qui donc désormaisleur donnera du pain ? 6+6 b
Qui les consoleraquand l'amère souffrance 6+6 a
870 Posera sur leur frontsa redoutable main ?… 6+6 b
Mais la mort ne dort pas,au contraire elle veille 6+6 a
Et moissonne à son gréles faibles et les forts : 6+6 b
On a beau la prier,elle n'a point d'oreille 6+6 a
Pour écouter nos voix,nos douloureux accords… 6+6 b
875 Elle épargne à présentles soldats de la Prusse 6+6 a
Et frappe les Françaisqui luttent vainement ; 6+6 b
Ceux-ci vont succomber,quand Ducrot, plein d'astuce, 6+6 a
Sous le dôme d'un boisles place adroitement. 6+6 b
Le pauvre générala la douleur dans l'âme : 6+6 a
880 Six cents vingt-deux des sienssont au nombre des morts ! 6+6 b
Que faire ? va-t-il fuir ?Non ! ce serait infâme, 6+6 a
Et partout le suivraitla honte et le remords… 6+6 b
Mais il devra lutter,hélas ! sans espoir même, 6+6 a
Car les Prussiens à peineont perdu cent soldats. 6+6 b
885 « N'importe ! je mourraipour la France que j'aime, 6+6 a
Dit-il : un Français meurt,mais il ne se rend pas… » 6+6 b
Il crie à ses héros :« Quittons notre retraite 6+6 a
Et derechef allonsau poste de l'honneur : 6+6 b
Impossible pour nousd'éviter la défaite ; 6+6 a
890 Prouvons donc aux Prussiensque nous avons du cœur ! » 6+6 b
La résignationbrille sur la figure 6+6 a
De ces braves soldatsluttant vingt contre cent ; 6+6 b
Mais personne ne jetteune plainte, un murmure, 6+6 a
Ils ont déjà juréde répandre leur sang ! 6+6 b
895 Le général alorsà leur tête se place 6+6 a
En leur disant : « Soldats,imitons nos aïeux ; 6+6 b
Lorsque des ennemiss'emparaient d'une place, 6+6 a
Ils les en délogeaient,eh bien, faisons comme eux ! » 6+6 b
Sur ce, l'œil enflammé,le voilà qui s'élance, 6+6 a
900 Vers la vaste clairière règnent les Teutons ; 6+6 b
Il y parvient bientôttrompant leur vigilance, 6+6 a
Et fait pleuvoir sur euxle fer de ses canons. 6+6 b
Les Allemands, surprisd'une attaque aussi rude, 6+6 a
Ne peuvent tout d'abordriposter à ce feu ; 6+6 b
905 Mais leur général parle,et sa ferme attitude 6+6 a
Leur donne du courageet les rassure un peu. 6+6 b
Puis un combat nouveau,gigantesque, commence ; 6+6 a
Ces puissants ennemisne se ménagent pas. 6+6 b
On dirait, à les voir,qu'ils sont pris de démence, 6+6 a
910 Tant ils semblent contentss'affronter le trépas. 6+6 b
Balles, boulets, obustombent comme la grêle ; 6+6 a
Une épaisse fuméeaveugle les soldats ; 6+6 b
Aux plaintes des blessés,la trompette entremêle 6+6 a
Sa larmoyante voix,aussi triste qu'un glas. 6+6 b
915 Les Français luttent bien.Le bruit de la mitraille, 6+6 a
Loin de les effrayer,augmente leur ardeur ; 6+6 b
Ils veulent à tout prixgagner cette bataille 6+6 a
Que renferme pour euxle salut et l'honneur ! 6+6 b
Mais, qu'est-ce ? entendez-vousles hourras frénétiques 6+6 a
920 Qu'ils poussent vers le cielen combattant toujours ? 6+6 b
Ils viennent de raviraux sujets germaniques 6+6 a
Douze ou treize canonsaux énormes contours ! 6+6 b
Alors les Allemands,le front chargé de rage, 6+6 a
Font mine d'avancersous le feu des Français, 6+6 b
925 Mais en vain ! car ceux-ciredoublent de courage 6+6 a
Et leur font essuyerun nouvel insuccès ! 6+6 b
Ducrot observe tout.Il voit parmi ses braves 6+6 a
Un homme culbuterà lui seul maints Prussiens, 6+6 b
Leur infligeant à tousde ces blessures graves 6+6 a
930 Que ne peuvent guérirles savants chirurgiens ; 6+6 b
Car ceux qui sont tombéssous sa fatale étreinte 6+6 a
Sont là, sans mouvement,sur le terne gazon, 6+6 b
La poitrine briséeet la prunelle éteinte, 6+6 a
Mêlant leur dernier râleà la voix du canon ! 6+6 b
935 Mais ce chanceux tireurque l'héroïsme guide, 6+6 a
Pourra-t-il résisteraux coups des ennemis ? 6+6 b
Regardez-le : de sangsa tunique est humide ; 6+6 a
N'importe ! il lutte encor,les membres tout meurtris ! 6+6 b
Puis, ô bonheur ! il voitque l'ennemi recule ; 6+6 a
940 Il avance à la courseavec ses compagnons, 6+6 b
Poursuivant les fuyardsles tuant sans scrupule, 6+6 a
Comme on écraseraitdu pied des moucherons !… 6+6 b
Tout à coup il terrasseun soldat héroïque 6+6 a
Qui vient de déroberaux Français un drapeau ; 6+6 b
945 Il arrache au voleurcette belle relique, 6+6 a
Plus pure à ses regardsque le cristal de l'eau ! 6+6 b
Quel est donc ce hérosà la fière encolure 6+6 a
Que Bellone a chargédes lauriers du vainqueur ? 6+6 b
Examinez les traitsde sa noble figure, 6+6 a
950 Et vous reconntrezle forgeron Francœur !… 6+6 b
Les malheurs ont blanchises beaux cheveux d'ébène 6+6 a
Et creusé sur son frontun glorieux sillon ; 6+6 b
Blessé, mais non soumis,il est semblable au chêne 6+6 a
Qui résiste longtempsaux coups du bûcheron 6+6 b
955 Il baise avec amourle drapeau de ses pères, 6+6 a
Après l'avoir pressétendrement sur son cœur ; 6+6 b
Et, sans respect humain,récite des prières 6+6 a
Que sa famille, au cieldoit répéter en chœur ! 6+6 b
L'ardeur chez les Prussienssemble un instant rentre, 6+6 a
960 Car leur mitraille grondeencore avec éclat ; 6+6 b
Mais, d'un coup d'œil, il estaisé de reconntre 6+6 a
Que c'est le désespoirqui les pousse au combat. 6+6 b
Ducrot veut balayerces bandes étrangères 6+6 a
Qui croyaient par leur nombreeffrayer les Français : 6+6 b
965 « Braves soldats ! chassezces infâmes vipères 6+6 a
Pour qu'elles n'osent plusnous troubler désormais… » 6+6 b
Pierre alors se redresseet prend sa carabine, 6+6 a
De l'échec de la veilleil veut venger l'affront. 6+6 b
Ciel ! soudain son bras trembleet sa tête s'incline : 6+6 a
970 Il vient de recevoirdeux balles dans le front ! 6+6 b
Il tombe sur le sol,théâtre de sa gloire, 6+6 a
Ce modeste artisanque rien n'intimida, 6+6 b
En murmurant ces motsque je livre à l'Histoire : 6+6 a
Adieu, France chérie !Adieu, beau Canada 6+6 b
[M. Jean Fabre, le notaire dont j'ai parlé plus haut, servait de père à Pierre Francœur, qui avait perdu ses père et mère depuis plusieurs années.]
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