Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
BRG_4/BRG4
corpus Pamela Puntel
Émile BERGERAT
LE PETIT ALSACIEN
1870
LE PETIT ALSACIEN
I
Le petit Alsacien | a sanglé sa besace ; 6+6 a
Il part. Il a quinze ans. | L'enfant quitte l'Alsace… 6+6 a
Au tournant de la route | un antique tilleul 6+6 b
Ouvre, en le parfumant, | le chemin qu'il va suivre. 6+6 c
5 Et sa mère lui coud | quelques pièces de cuivre 6+6 c
Dans un gilet à fleurs, | reliques de l'aïeul. 6+6 b
II
L'enfant taille un bâton | sur le seuil en silence… 6+6 a
Par instants, du milieu | des toits aigus, s'élance 6+6 a
Une cigogne aux pieds | pendants… C'est le matin. 6+6 b
10 Tout chante, reverdit, | s'embaume et s'illumine, 6+6 c
Et dans la brise d'Est | grince sur la chaumine, 6+6 c
Avec un bruit criard, | la girouette d'étain. 6+6 b
III
Au sommet du coteau | que couronne l'église, 6+6 a
Dans la brise, une voix | éclate, tyrolise 6+6 a
15 Et tourmente l'écho. | Des soldats attablés 6+6 b
Fument nonchalamment | la pipe en porcelaine 6+6 c
Et regardent, sans voir, | s'élargir dans la plaine 6+6 c
Les ondulations | indolentes des blés. 6+6 b
IV
Or ce sont des Danois | annexés que l'on mène 6+6 a
20 En l'étourdissement | de la tuerie humaine 6+6 a
Contre la France, amie | et sœur du Danemark. 6+6 b
Sur la place, de long | en large, roide et rogue, 6+6 c
Parade un chef prussien | de Prusse. C'est ce dogue 6+6 c
Qui conduit ce bétail | aux ordres de Bismark. 6+6 b
V
25 Çà et là des poulets | picorent dans la paille. 6+6 a
La mère de l'enfant | songe : Allons, qu'il s'en aille, 6+6 a
Il le faut ! Mais pourtant, | à cet âge, quinze ans, 6+6 b
Ils n'ont pas, comme on dit, | toute leur plume encore ! 6+6 c
Et dès le bord des nids | l'immensité dévore 6+6 c
30 Les petits des oiseaux | et ceux des paysans. 6+6 b
VI
Et puis quitter l'Alsace ! |— Ah ! sol de la patrie, 6+6 a
Limon dont notre chair | immortelle est pétrie, 6+6 a
Comme le corps t'adhère | et comme tu nous tiens ! 6+6 b
Proscrire est d'un tyran, | s'exiler est d'un traître ! 6+6 c
35 La poussière des morts | qui revit dans notre être 6+6 c
Résiste à tous les deux | qui ne sont pas les siens. 6+6 b
VII
Mais on n'a pas le droit | d'être vaincu ! La terre 6+6 a
Est femelle : son sein | attire l'adultère, 6+6 a
Et l'Alsace est en proie | au fort bouvier ; — « Tu sais, 6+6 b
40 Mikel, a dit la mère | au pauvre petit homme, 6+6 c
Tu n'as plus de patrie, | ou du moins c'est tout comme, 6+6 c
Et l'on n'est Alsacien | que lorsqu'on est Français ! » 6+6 b
VIII
Il veut être Français, | l'enfant ; c'est son idée. 6+6 a
Dans ce crâne carré | la chose est décidée 6+6 a
45 Irrévocablement. | Il verrait à ses pieds 6+6 b
Dieu le Père, son Fils | et la Vierge elle-même, 6+6 c
Il leur répondrait : Non ! | c'est la France que j'aime, 6+6 c
Et j'ai toujours rêvé | de suivre nos troupiers. 6+6 b
IX
Voilà pourquoi Mikel, | le fils de mie Adèle, 6+6 a
50 Mikel, l'orgueil du bourg | et des gars le modèle, 6+6 a
Qui sait l'Histoire et lit | couramment le latin, 6+6 b
Au lieu d'être un jour clerc, | et curé du village, 6+6 c
Quitte l'Alsace, et taille | un bâton de voyage 6+6 c
Sur le seuil de sa porte, | aux lueurs du matin. 6+6 b
X
55 Mais dans la haute tour | du clocher tout s'ébranle. 6+6 a
Le vitrail secoué | vibre dans son chambranle, 6+6 a
Et l'heure, suspendue | aux cils chenus du Temps 6+6 b
Comme une larme, tombe. | Et l'Angélus entonne 6+6 c
Son carillon joyeux, | tenace et monotone, 6+6 c
60 Et fend les airs, comme un | aviron les étangs. 6−6 b
XI
Et de tous les hameaux | de la vallée, à droite, 6+6 a
A gauche, gravissant, | l'un, une rampe étroite, 6+6 a
Celui-ci, des sillons, | cet autre, des talus, 6+6 b
Les enfants du pays, | en veste du dimanche, 6+6 c
65 Besace au dos, bâton | en main, gourde à la hanche, 6+6 c
Montent au rendez-vous | sonné par l'Angélus. 6+6 b
XII
Derrière eux, dans le deuil | des vieillesses amères, 6+6 a
Vient la procession | lamentable des mères, 6+6 a
Et des vieillards, marqués | pour l'éternel sommeil. 6+6 b
70 Et Ta place s'emplit | de ces douleurs muettes ! — 6+6 c
En bas, dans les houblons, | des bandes d'alouettes 6+6 c
Traversent en chantant | les réseaux du soleil. 6+6 b
XIII
Vers l'horizon blafard | où s'ébarbent les cimes 6+6 a
Des forêts, et tremblote | au souffle des abîmes, 6+6 a
75 Comme une ouate d'or, | le nuage soyeux, 6+6 b
Tantôt plate, tantôt | montante, se déroule 6+6 c
En replis sinueux, | mais docile à la houle 6+6 c
Des coteaux, une route | éblouissante aux yeux. 6+6 b
XIV
C'est la route de France, | hier encor française ! 6+6 a
80 Mais l'Angélus se tait. | Regardez : ils sont seize, 6+6 a
Seize petits garçons. | Le plus jeune a neuf ans, 6+6 b
L'aîné quinze, c'est lui | qui dirige la marche, 6+6 c
Et cette caravane | aura ce patriarche !… 6+6 c
Ah ! qui protégera | les pauvres chers enfants ! 6+6 b
XV
85 Deux chiens, le col tendu, | sont là, flairant l'espace ; 6+6 a
Leur nez bat au parfum | du corps ailé qui passe… 6+6 a
Stupidement heureux | parmi ces malheureux, 6+6 b
Ivres de course, et fous | de grand air, les oreilles 6+6 c
Leur dressent à l'espoir | de bondir par les treilles, 6+6 c
90 Au hasard des plaisirs | que les champs ont pour eux. 6+6 b
XVI
Tout à coup, sec et sourd, | dans l'air qui vibre encore 6+6 a
Un tambour retentit ; | puis un ordre sonore… 6+6 a
Les Danois somnolents, | épars sur le préau, 6+6 b
Se dressent : chaque dos | aligne son échine, 6+6 c
95 Et tous ces corps humains | ne font qu'une machine 6+6 c
Que, le lorgnon à l’œil, | manie un hobereau. 6+6 b
XVII
Ce chef tient à la main | un papier qu'il déplie. 6+6 a
— « Ordre du Roi ! dit-il, | notre œuvre est accomplie 6+6 a
Soldats du Danemark, | je suis content de vous ! 6+6 b
100 Vous avez oublié | des injures anciennes ; 6+6 c
Ainsi que vos drapeaux | vos âmes sont prussiennes !… 6+6 c
— Mes amis, dit Mikel, | mettons-nous à genoux. » 6+6 b
XVIII
L'officier continue : | — « Oui, l'Allemagne est une ; 6+6 a
Rendons-en grâce à Dieu, | maître de la fortune ! 6+6 a
105 Ainsi que le Sleswig | l'Alsace nous manquait ; 6+6 b
De notre cœur royal | longtemps aliénée, 6+6 c
L'Alsace désormais | est notre fille aînée, 6+6 c
Et la place de droite | est pour elle au banquet. 6+6 b
XIX
« Vous lui direz, Danois, | sans qu'on vous le commande, 6+6 a
110 Qu'il est doux d'élargir | la patrie allemande 6+6 a
Et que vous connaissez | ce bonheur ! Moi, je prends 6+6 b
Le titre d'Empereur | que votre amour me donne, 6+6 c
Et s'il est des ingrats | encor, je leur pardonne !… » 6+6 c
— Le cri : Vive Guillaume ! | éclata sur les rangs. 6+6 b
XX
115 Mais à peine ce cri | fuyait-il dans la nue 6+6 a
Qu'à son tour y montait | cette voix ingénue : 6+6 a
« — Toi que nous adorons | et nommons le bon Dieu, 6+6 b
Qui parfois nous bénis, | parfois nous désespères, 6+6 c
Notre Père, en qui sont | les âmes de nos pères, 6+6 c
120 Au seuil de ta maison | nous te disons adieu. 6+6 b
XXI
« Tu nous avais donné | l'Alsace, on nous l'a prise. 6+6 a
Des soldats sont venus, | dont le Roi te méprise 6+6 a
Et méprise tes lois | en invoquant ton nom ; 6+6 b
Ils nous ont dit : Enfants, | il faut être nos frères, 6+6 c
125 Et, quoique séparés | par des bords arbitraires, 6+6 c
Vous êtes Allemands ! | — Nous, nous avons dit : Non ! 6+6 b
XXII
« Alors eux : Choisissez : | ici, c'est l'Allemagne, 6+6 a
Riche, puissante, aux mains | d'un autre Charlemagne ; 6+6 a
Et là c'est la ruine | et l'exil ! — En effet, 6+6 b
130 Disons-nous ; et chacun | se lève et délibère : 6+6 c
« De quel côté sont ceux | qui m'ont tué mon père ? » 6+6 c
Et nous nous regardons | et notre choix est fait. 6+6 b
XXIII
« Car nous ne savons pas | autre chose. Naguère, 6+6 a
Avant que nos esprits | s'ouvrissent à la guerre 6+6 a
135 Et que par le malheur | nos cœurs fussent changés, 6+6 b
Les petits Allemands | étaient nos camarades, 6+6 c
Et quand il en venait | dans nos pauvres bourgades 6+6 c
Nous ne demandions pas | s'ils étaient étrangers ! 6+6 b
XXIV
« Ils étaient de nos jeux | s'ils étaient de notre âge. 6+6 a
140 Quand l'un d'eux entre tous | excellait à l'ouvrage, 6+6 a
La caresse ex le prix | revenaient à l'un d'eux ; 6+6 b
Privés d'une patrie | ils en trouvaient une autre ; 6+6 c
Ils oubliaient leur mère | aux baisers de la nôtre, 6+6 c
Et quelques-uns ont dit | qu'ils s'en connaissaient deux. 6+6 b
XXV
145 « Un jour ils sont partis. | Nous, tristes, mais sans haine, 6+6 a
Nous les avons conduits | à la ville prochaine… 6+6 a
Puis, quelques jours après, | leurs pères sont venus, 6+6 b
Roulant des chariots | parmi nos houblonnières, 6+6 c
Volant nos bœufs, brûlant | nos bois et nos chaumières, 6+6 c
150 Et dans la bise froide | ils nous ont laissés nus. 6+6 b
XXVI
« Si nos parents voulaient | prendre notre défense, 6+6 a
Ils les tuaient. C'était, | paraît-il, une offense ! 6+6 a
Aussi nous sommes tous | orphelins. — Adrien, 6+6 b
Dis-nous : Où dort ton père ? |Au fond des étangs sombres. 6+6 c
155 —Et toi, Frantz ? — Dans les bois. | — Toi, Fritz ? — Sous les décombres 6+6 c
—Et toi, Karl ? — Nulle part, | le feu ne laisse rien ! 6+6 b
XXVII
« — Moi, dit Mikel, le mien | fut cloué sur la porte 6+6 a
De sa maison, les bras | en croix, de telle sorte 6+6 a
Que les chauves-souris | lui mangèrent les yeux. 6+6 b
160 Je ne sais où ma mère | était, mais le dimanche, 6+6 c
Quand elle me revint, | sa tête était si blanche, 6+6 c
Que je crus qu'il avait | neigé sur ses cheveux. 6+6 b
XXVIII
« C'est pourquoi nous quittons | notre patrie antique. 6+6 a
Nous ne connaissons rien, | nous, à la politique, 6+6 a
165 Mais nous ne sommes pas | les frères des méchants 6+6 b
Qui mettent l'incendie | aux pentes de nos côtes, 6+6 c
Apprennent aux enfants | à massacrer leurs hôtes, 6+6 c
Afin de leur voler | leur village et leurs champs. 6+6 b
XXIX
« Adieu donc, toits natals ! | adieu, terre infidèle ! 6+6 a
170 Église, qu'avant nous | reverra l'hirondelle, 6+6 a
Rivière, dont l'eau verte | a baptisé nos fronts, 6+6 b
Vous tous, que d'un regard | la pensée énumère ! 6+6 c
Adieu non, au revoir : | vous gardez notre mère !… » — 6+6 c
Et tous, ils ont crié : | Mère, nous reviendrons ! 6+6 b
XXX
175 O baisers sans poëte ! | étreintes maternelles 6+6 a
Qui durez un moment | et qu'on croit éternelles ! 6+6 a
Caresse douloureuse | et bonheur étouffant, 6+6 b
Par qui l'âme devient | tangible et se dévoile ; 6+6 c
Sainte possession | où la chair et la moelle, 6+6 c
180 Semblent se renouer | de la mère à l'enfant ! 6+6 b
XXXI
Elles ont embrassé | leurs petits, mais sans larmes, 6+6 a
Car les Danois sont là, | curieux, sous les armes. 6+6 a
— Mes amis, dit Mikel, | me voulez-vous pour chef ? 6+6 b
— Oui, disent-ils. — En route, | et vive notre Alsace ! 6+6 c
185 Et c'est tout. — Un rayon, | allumant la rosace, 6+6 c
D'une chape de feux | vêt l'autel et la nef. 6+6 b
XXXII
Les orphelins s'en vont | où souffle la vengeance. 6+6 a
Où vont-ils ? A l'exil, | peut-être à l'indigence ! 6+6 a
Dieu le sait ! Pêle-mêle, | et d'un pas convaincu, 6+6 b
190 Ils marchent, et leurs chiens | jappent dans la bruyère. 6+6 c
Les mères à l'autel | vont se mettre en prière, 6+6 c
Ils s'en vont, et monsieur | de Bismark est vaincu ! 6+6 b
XXXIII
Alors, rompant les rangs, | les Danois sans patrie 6+6 a
Sentant pleurer en eux | la vision flétrie 6+6 a
195 D'un passé vénérable | et par eux effacé, 6+6 b
Tourmentés du parfum | des bruyères natales, 6+6 c
S'efforcent de noyer | dans les boissons fatales 6+6 c
Le fantôme sanglant | du Sleswig annexé. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
logo du CRISCO logo de l'université