Métrique en Ligne
BRG_3/BRG3
corpus Pamela Puntel
Émile BERGERAT
LE MAÎTRE D'ÉCOLE
1870
LE MAÎTRE D'ÉCOLE
Poésie dite par M. COQUELIN, au Théâtre-Français,
le 27 novembre 1870
A MON AMI FRÉDÉRIC ANDRE
I
Messieurs les Allemands, au détour d'un chemin 6+6 a
Vous m'avez arrêté, les armes à la main 6+6 a
Je ne suis pas soldat, n'ayant pas l'uniforme. 6+6 b
Vos édits sont formels, — et je les avais lus. 6+6 c
5 Je serai fusillé tout à l'heure ! — Au surplus 6+6 c
Faites votre devoir, je plaide pour la forme. 6+6 b
II
Quand vous êtes venus en France, mon pays, 6+6 a
J'étais l'instituteur de ces bourgs envahis. 6+6 a
Comme on entend les bois gazouiller à l'aurore, 6+6 b
10 Le babil des enfants indiquait ma maison ! 6+6 c
— C'est celle que l'on voit fumer à l'horizon, 6+6 c
Dans ce brasier, où tout un canton s'évapore. 6+6 b
III
Ma femme était Badoise. — Oui, dans ce temps serein, 6+6 a
On pouvait naître encor des deux côtés du Rhin 6+6 a
15 Sans s'égorger et sans songer aux représailles. 6−6 b
Son cours ne traversait que mes rêves d'amant : 6+6 c
S'il me séparait d'elle, il était allemand ; 6+6 c
Elle le crut français le jour des épousailles. 6+6 b
IV
Nous nous étions connus à Strasbourg ! — Je voudrais 6+6 a
20 Ne pas dire ce nom devant vous, étant près 6+6 a
De retourner au Dieu qu'atteste ma patrie ! 6+6 b
Elle était protestante, et mon culte est romain ; 6+6 c
Mais le jour où sa main fut mise dans ma main 6+6 c
Nous vit jurer tous deux la même idolâtrie. 6+6 b
V
25 Les enfants l'adoraient !… ils m'aimaient bien aussi ! 6+6 a
Je n'ai pas toujours eu l'air fauve que voici ; 6+6 a
Le meurtre, voyez-vous, déforme le sourire, 6+6 b
Et j'ai beaucoup tué ! — Quelques-uns d'entre vous 6+6 c
Sont des savants, dit-on : je n'en suis pas jaloux, 6+6 c
30 Car j'ai fait plus de mal qu'ils n'en pourront écrire. 6+6 b
VI
Et pourtant que de joie en mon humble métier ! 6+6 a
J'ai vécu de chansons pendant un an entier ; 6+6 a
Quand on entendait rire, on disait : C'est l'école ! 6+6 b
L'enfant n'est bien souvent qu'un ange curieux 6+6 c
35 Qui vient pour essayer la vie, une heure ou deux, 6+6 c
Et, qui la trouvant triste, ouvre l'aile et s'envole. 6+6 b
VII
Sans doute ils oubliaient chez moi le paradis, 6+6 a
Car tous m'étaient restés. — Ce que je vous en dis 6+6 a
N'est pas pour me vanter ; j'avais cette chimère 6+6 b
40 Qu'à la longue, fût-il faible ou fort, blond ou brun, 6+6 c
Le ciel finirait bien par m'en envoyer un 6+6 c
Dont ma femme serait le portrait et la mère. 6+6 b
VIII
La guerre vint. — Forbach ! Reichshofien ! — Votre roi 6+6 a
Chantait : Louange à Dieu ! — Je ne sais pas pourquoi 6+6 a
45 Un peuple écoute un roi qui l'appelle à la guerre. 6+6 b
Il serait fort aisé pourtant de dire : Non ! 6+6 c
Nous ne sommes point faits pour nourrir le canon !… 6+6 c
— Je suis, vous le voyez, un esprit très-vulgaire. 6+6 b
IX
Enfin Sedan ! — Un soir, les habitants du bourg 6+6 a
50 Sortent de leurs maisons.— On battait le tambour. 6+6 a
On court, on se rassemble au préau de l'église 6+6 b
Les vitraux flamboyaient aux lueurs du couchant ; 6+6 c
C'était l'heure où chacun est revenu du champ, 6+6 c
Où l'azur, comme on dit chez nous, se fleurdelise 6+6 b
X
55 Le maire était monté sur un large escabeau, 6+6 a
Et parlait. A la main il tenait un drapeau 6+6 a
Où l'on avait écrit : Vive la République ! 6+6 b
— « C'est au peuple, dit-il, qu'on en veut cette fois ! 6+6 c
« On brûle nos hameaux ; il nous reste les bois ; 6+6 c
60 « La liberté s'y plaît, et c'est sa basilique ! 6+6 b
XI
« L'arbre abrite et nourrit l'homme qui se défend ! 6+6 a
« Amènera qui veut sa femme et son enfant, 6+6 a
« Car la femme au combat n'est plus que la femelle ; 6+6 b
» Elle anime le mâle et charge les fusils, 6+6 c
65 « Et le sang qu'elle verse en allaitant ses fils 6+6 c
« Donne un goût de vengeance au lait de sa mamelle ! 6+6 b
XII
« Donc en forêt !» — A peine il achevait ces mots , 6+6 a
Voilà que le tocsin pleure sur les hameaux, 6+6 a
Et, que sous le portail ébranlé du vieux temple, 6+6 b
70 Le curé, soulevant une croix, apparaît, 6+6 c
Et se met à marcher, grave, vers la forêt !… 6+6 c
— C'était plus qu'un sermon, cela, c'était l'exemple ! 6+6 b
XIII
Il montait, à pas lents, toussant dans le brouillard. 6+6 a
Tous le suivent ! Tous vont où s'en va le vieillard !… 6+6 a
75 Le bourg abandonna sa misère au pillage, 6+6 b
Et, quand tout disparut au tournant du coteau, 6+6 c
La forêt referma les plis de son manteau, 6+6 c
Et puis la solitude entra dans le village ! 6+6 b
XIV
Moi, je les regardais, hébété, comme fou !… 6+6 a
80 Le tocsin gémissait sans relâche. — Un hibou, 6+6 a
Qui flottait éperdu dans la brume sonore, 6+6 b
Me parut ressembler à mon âme… — il tournait ! 6+6 c
— « Mon Dieu ! la guerre sainte ! est-ce là qu'on en est ? » 6+6 c
Le sonneur, harassé, s'en alla vers l'aurore, 6+6 b
XV
85 Et la cloche cessa de tinter à jamais ! 6+6 a
— Quand je fus seul avec la femme que j'aimais, 6+6 a
Je lui fis parcourir l'école jusqu'au faîte. 6+6 b
A tous nos coins chéris je lui disais : « Tu vois ! 6+6 c
« Tu vois !… regarde bien !… C'est la dernière fois !… — » 6+6 c
90 Et j'y portais la flamme en détournant la tête. 6+6 b
XVI
Deux jours après, j'étais à Bade. Ses parents 6+6 a
Pleuraient, car ils sont vieux ! — « Tenez, je vous la rends, 6+6 a
« Leur dis-je ; son amour l'avait dépaysée ! 6+6 b
« Voici les cent écus de sa dot, comptez-les ; 6+6 c
95 « Je ne puis rien tenir de vous, étant Français !… 6+6 c
« Et toi, pardonne-moi de t'avoir épousée ! 6+6 b
XVII
« Je n'avais pas le droit de t'aimer ! Je devais 6+6 a
« Haïr tes grands yeux bleus, car l'amour est mauvais ; 6+6 a
« Il a fait dévoyer toute la race humaine ! 6+6 b
100 « Lorsque nous échangeons notre âme en nos baisers, 6+6 c
« C'est mal ! nos deux pays, ma chère, en sont lésés ! 6+6 c
« Notre bonheur leur vole une part de leur haine. 6+6 b
XVIII
« Enfant, pardonne-moi ! Car mon crime est réel 6+6 a
« De n'avoir lu ni Kant, ni Goethe, ni Hegel ! 6+6 a
105 « Aux élèves qu'ils font on reconnaît des maîtres ! 6+6 b
« Sottement j'enseignais aux miens dans mes leçons : 6+6 c
« Le bon Dieu fit le fer pour couper les moissons ! » 6+6 c
« Et je faussais vos cœurs, ô naïfs petits êtres ! 6+6 b
XIX
« Le fer est le métal de mort, sachez-le bien ! 6+6 a
110 « La mort étant le but, le fer est le moyen ; 6+6 a
« Il s'assouplit au meurtre et brille dans les larmes ! 6+6 b
« Dieu l'a fait pour qu'il gronde et qu'il lance le feu ; 6+6 c
« Aussi, mes chers petits, il faut adorer Dieu, 6+6 c
« Qui pour vous égorger vous a donné des armes ! 6+6 b
XX
115 « Je leur dirai cela dans la forêt, là-bas. 6+6 a
« Car j'y vais retourner ! En ne te voyant pas, 6+6 a
« Ils vont me demander : Mais elle, où donc est-elle ? 6+6 b
« Je leur expliquerai qu'il ne faut plus t'aimer ! 6+6 c
« Et, si je puis le dire enfin sans blasphémer, 6+6 c
120 « Que tu n'étais ni bonne, ô mon ange, ni belle ! 6+6 b
XXI
« Adieu donc, chère femme, adieu jusqu'au revoir !… 6+6 a
« L'amour n'est que la vie, il n'est pas le devoir !… 6+6 a
« N'importe où je mourrai, c'est ici que j'expire !… 6+6 b
— Je ne pus retenir mes sanglots étouffants. 6+6 c
125 Son père m'avait pris les mains : — « Pauvres enfants ! 6+6 c
Disait-il, vous payez les gloires de l'Empire ! — » 6+6 b
XXII
Qu'il fut long le moment qui nous tint embrassés ! 6+6 a
Il me semble si court à présent ! « C'est assez, » 6+6 a
Dis-je. — Mais tout à coup je vois pâlir ma femme ! 6+6 b
130 Au geste qu'elle fait, nous devenons tout blancs : 6+6 c
— Que ferai-je du fils que je porte en mes flancs ? 6+6 c
Cria-t-elle. — Ah ! Messieurs ! la guerre est bien infâme ! 6+6 b
XXIII
Il en est parmi vous qui sont pères ! Mais moi 6+6 a
Je ne l'avais jamais été ! — Si votre Roi 6+6 a
135 Savait ce que l'on souffre, il prendrait le cilice ! 6+6 b
J'étais père !… j'étais père ! Chacun m'entend ! 6+6 c
Et je devais mourir sans le voir, lui, pourtant ! — 6+6 c
Je tombai net, j'avais épuisé le calice. 6+6 b
XXIV
Quand je repris mes sens, je vis le vieux Badois 6+6 a
140 A mes côtés. — « Va-t'en, me dit-il, tu le dois ! 6+6 a
« Fais plus que ton devoir, jeune homme, pour le faire ! 6+6 b
« Tu méritais ma fille : elle est veuve, c'est bien. 6+6 c
« Mérite ta patrie à présent ! — Citoyen, 6+6 c
« Venge-la, c'est ton droit, — et je te le confère. » 6+6 b
XXV
145 Je partis dans la nuit. Mais lorsque j'arrivai 6+6 a
Dans mon pauvre pays, je crus avoir rêvé. 6+6 a
Des cadavres blêmis pourrissaient dans la boue ; 6+6 b
Des chevaux éventrés craquaient sous des caissons, 6+6 c
Et des chemins affreux s'ouvraient dans les moissons 6+6 c
150 Au sein des épis mûrs qu'avait fauchés la roue !… 6+6 b
XXVI
Le village n'était qu'un brasier… — Au milieu, 6+6 a
Le clocher, d'où tombaient comme des pleurs de feu. 6+6 a
Semblait prendre à témoin l’Éternel dans l'espace… — 6+6 b
Je ne vous peindrai pas ce que vous avez fait. 6+6 c
155 Mais quand je vis cela, je compris qu'en effet 6+6 c
Vous vouliez à jamais germaniser l'Alsace !… 6+6 b
XXVII
Alors je me blottis dans l'ombre, et j'attendis 6+6 a
Un uhlan s'avançait à cheval ; je bondis 6+6 a
En croupe, et lui volai son fusil et ses balles !… 6+6 b
160 Il en avait quarante ; il n'en reste que huit ; 6+6 c
Nous ne tirons jamais qu'à bout portant, la nuit ; — 6+6 c
Car la guerre sacrée a des lois infernales. 6+6 b
XXVIII
Et nous sommes cinq cents, Messieurs, dans la forêt. 6+6 a
Quand l'un de nous est pris, on le venge ; — on pourrait 6+6 a
165 Compter plus d'un malade, hélas ! mais pas un lâche ! 6+6 b
Les petits sont souffrants, et notre vieux curé 6+6 c
A cessé de tousser… Nous l'avons enterré 6+6 c
Dans la première neige… Il est mort à la tâche. 6+6 b
XXIX
Aujourd'hui, c'est mon tour, et je ne m'en plains pas. 6+6 a
170 J'ai trop vécu d'un mois sur terre. — Je suis las, 6+6 a
Et mon malheur n'est pas l'excuse que j'allègue. 6+6 b
Hâtez-vous, car je crains de douter de mon Dieu ! — 6+6 c
— Donc, en joue ! — A jamais vive la France ! — Feu ! — 6+6 c
— Et quant à mon enfant, Messieurs, je vous le lègue ! — 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite périodique
schéma : 29(aabccb)
logo du CRISCO logo de l'université