Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
BRB_1/BRB51
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
LAZARE
LE SPLEEN
« c'est moi, — moi qui, du fond | des siècles et des âges, 6+6 a
Fis blanchir le sourcil | et la barbe des sages ; 6+6 a
La terre à peine ouverte | au soleil souriant, 6+6 b
C'est moi qui, sous le froc | des vieux rois d'Orient, 6+6 b
5 Avec la tête basse | et la face pensive, 6+6 a
Du haut de la terrasse | et de la tour massive, 6+6 a
Jetai cette clameur | au monde épouvanté : 6+6 b
Vanité, vanité, | tout n'est que vanité ! 6+6 b
C'est moi qui mis l'Asie | aux serres d'Alexandre, 6+6 a
10 Qui plus tard changeai Rome | en un grand tas de cendre, 6+6 a
Et qui, menant son peuple | éventrer les lions, 6+6 b
Sur la pourpre latine | enfantai les Nérons : 6+6 b
Partout j'ai fait tomber | bien des dieux en poussière, 6+6 a
J'en ai fait arriver | d'autres à la lumière, 6+6 a
15 Et sitôt qu'ils ont vu | dominer leurs autels, 6+6 b
À leur tour j'ai brisé | ces nouveaux immortels. 6+6 b
Ici-bas rien ne peut | m'arracher la victoire, 6+6 a
Je suis la fin de tout, | le terme à toute gloire, 6+6 a
Le vautour déchirant | le cœur des nations, 6+6 b
20 La main qui fait jouer | les révolutions ; 6+6 b
Je change constamment | les besoins de la foule, 6+6 a
Et partant le grand lit | où le fleuve humain coule. » 6+6 a
Ah ! Nous te connaissons, | ce n'est pas d'aujourd'hui 6+6 b
Que tu passes chez nous | et qu'on te nomme ennui ! 6+6 b
25 Prince des scorpions ! | Fléau de l'Angleterre ! 6+6 a
Au sein de nos cités | fantôme solitaire, 6+6 a
Jour et nuit l'on te voit, | maigre et décoloré, 6+6 b
Courir on ne sait où | comme un chien égaré. 6+6 b
Que de fois, fatigué | de mâcher du gingembre, 6+6 a
30 Dans ton mois le plus cher, | dans ton mois de novembre, 6+6 a
À d'horribles cordons | tu suspends nos enfants, 6+6 b
Ou leur ouvres le crâne | avec des plombs brûlants ! 6+6 b
Arrière tes lacets | et ta poudre maudite, 6+6 a
Avec tes instruments | va-t-en rendre visite 6+6 a
35 Aux malheureux chargés | de travaux continus ! 6+6 b
Ô sanglant médecin ! | Va voir les gueux tout nus 6+6 b
Que la vie embarrasse, | et qui, sur chaque voie, 6+6 a
Présentent à la mort | une facile proie ; 6+6 a
Les mille souffreteux | qui, sur leurs noirs grabats, 6+6 b
40 Se plaignent d'être mal, | et de n'en finir pas ; 6+6 b
Prends le monstre, et d'un coup | termine leurs misères ; 6+6 a
Mais ne t'avance pas | sur nos parcs et nos terres, 6+6 a
Respecte les richards, | et ne traîne jamais 6+6 b
Ton spectre maigre et jaune | autour de nos palais. 6+6 b
45 « eh ! Que me font à moi | les soucis et les plaintes, 6+6 a
Et les gémissements | de vos races éteintes ! 6+6 a
Il faut bien que, jouant | mon rôle de bourreau, 6+6 b
Je remette partout | les hommes de niveau. 6+6 b
Ô corrompus ! ô vous | que mon haleine enivre, 6+6 a
50 Et qui ne savez plus | comment faire pour vivre ; 6+6 a
Qui sans cesse flottant, | voguant de mers en mers, 6+6 b
Sur vos planches de bois | arpentez l'univers ; 6+6 b
Cherchez au loin le vin | et le libertinage, 6+6 a
Et, passant par la France, | allez voir à l'ouvrage 6+6 a
55 Sur son rouge établi | le sombre menuisier 6+6 b
Travaillant un coupable | et le rognant d'un pied ; 6+6 b
Semez l'or et l'argent | comme de la poussière ; 6+6 a
Pour vos ventres blasés | fouillez l'onde et la terre ; 6+6 a
Inventez des plaisirs | de toutes les façons, 6+6 b
60 Que l'homme et l'animal | soient les sanglants jetons, 6+6 b
Et les dés palpitants | des jeux épouvantables 6+6 a
Où viendront s'étourdir | vos âmes lamentables ; 6+6 a
Qu'à vos ardents regards, | sous des poings vigoureux, 6+6 b
Les hommes assommés | tombent comme des bœufs, 6+6 b
65 Et que, sur le gazon | des vallons et des plaines, 6+6 a
Chevaux et cavaliers | expirent sans haleines ; 6+6 a
Malgré vos durs boxeurs, | vos courses, vos renards, 6+6 b
Sous le ciel bleu d'Espagne | ou sous les gris brouillards, 6+6 b
Et le jour et la nuit, | sur l'onde, sur la terre, 6+6 a
70 Je planerai sur vous, | et vous aurez beau faire, 6+6 a
Nouer de longs détours, | revenir sur vos pas, 6+6 b
Demeurer, vous enfuir : | vous n'échapperez pas. 6+6 b
J'épuiserai vos nerfs | à cette rude course, 6+6 a
Et nous irons ensemble, | en dernière ressource, 6+6 a
75 Heurter, tout haletants, | le seuil ensanglanté 6+6 b
De ton temple de bronze, | ô froide cruauté ! » 6+6 b
Ennui, fatal ennui ! | Monstre au pâle visage, 6+6 a
À la taille voûtée | et courbée avant l'âge ; 6+6 a
Mais aussi fort pourtant | qu'un empereur romain, 6+6 b
80 Comment se dérober | à ta puissante main ? 6+6 b
Nos envahissements | sur le temps et l'espace 6+6 a
Ne servent qu'à te faire | une plus large place, 6+6 a
Nos vaisseaux à vapeur | et nos chemins de fer 6+6 b
À t'amener vers nous | plus vite de l'enfer. 6+6 b
85 Lutter est désormais | chose inutile et vaine, 6+6 a
Sur l'univers entier | ta victoire est certaine ; 6+6 a
Et nous nous inclinons | sous ton vent destructeur, 6+6 b
Comme un agneau muet | sous la main du tondeur. 6+6 b
Verse, verse à ton gré | tes vapeurs homicides, 6+6 a
90 Fais de la terre un champ | de bruyères arides, 6+6 a
De la voûte céleste | un pays sans beauté, 6+6 b
Et du soleil lui-même | un orbe sans clarté ; 6+6 b
Hébête tous nos sens, | et ferme leurs cinq portes 6+6 a
Aux désirs les plus vifs, | aux ardeurs les plus fortes, 6+6 a
95 Dans l'arbre des amours | jette un ver malfaisant, 6+6 b
Et sur la vigne en fleurs | un rayon flétrissant, 6+6 b
Mieux que le vil poison, | que l'opium en poudre, 6+6 a
Que l'acide qui tue | aussi prompt que la foudre, 6+6 a
Que le blanc arsénic | et tous les minéraux, 6+6 b
100 Ouvrages ténébreux | des esprits infernaux 6+6 b
Fais circuler le mal | sur le globe où nous sommes, 6+6 a
Jusqu'au dernier tissu | ronge le cœur des hommes, 6+6 a
Et lorsque bien repu, | vampire sensuel, 6+6 b
À tes lèvres sans feu | le plus chétif mortel 6+6 b
105 Aura livré sa veine | aride et languissante ; 6+6 a
Que la terre vaincue | et toujours gémissante 6+6 a
Aux bras du suicide | abandonne son corps, 6+6 b
Et, sombre coroner, | que l'ange noir des morts 6+6 b
Rende enfin ce verdict | sur le globe sans vie : 6+6 a
110 Ci-gît un monde mort | pour cause de folie. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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