Métrique en Ligne
BRB_1/BRB40
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
LAZARE
LE MINOTAURE
Allons, enfants, marchons la nuit comme le jour, 6+6 a
À toute heure, à tout prix, il faut faire l'amour ; 6+6 a
Il faut, à tout passant que notre vue enflamme, 6+6 b
Vendre pour dix schellings nos lèvres et notre âme. 6+6 b
5 On prétend qu'autrefois, en un pays fort beau, 6+6 a
Un monstre mugissant, au poitrail de taureau, 6+6 a
Tous les ans dévorait en ses sombres caresses 6+6 b
Cinquante beaux enfants, vierges aux longues tresses : 6+6 b
C'était beaucoup, grand dieu ! Mais notre monstre à nous 6+6 a
10 Et notre dévorant aux épais cheveux roux, 6+6 a
Notre taureau, c'est Londre en débauche nocturne 6+6 b
Portant sur les trottoirs son amour taciturne. 6+6 b
Le vieux Londre a besoin d'immoler tous les ans 6+6 a
À ses amours honteux plus de cinquante enfants ; 6+6 a
15 Pour son vaste appétit il ravage la ville, 6+6 b
Il dépeuple les champs, et par soixante mille, 6+6 b
Soixante mille au moins vont tomber sous ses coups, 6+6 a
Les plus beaux corps du monde et les cœurs les plus doux. 6+6 a
Hélas ! D'autres sont nés sur la plume et la soie, 6+6 b
20 D'autres ont hérité des trésors de la joie, 6+6 b
Partant de la vertu. — pour moi la pauvreté 6+6 a
M'a reçue en ses bras, sitôt que j'eus quitté 6+6 a
Le déplorable flanc de ma féconde mère. 6+6 b
Ô triste pauvreté, mauvaise conseillère, 6+6 b
25 Fatale entremetteuse, à quels faits monstrueux 6+6 a
Livrez-vous quelquefois le seuil des malheureux ? 6+6 a
Vous avez attendu que je devinsse belle, 6+6 b
Et lorsque sur mon sein, fleur pudique et nouvelle, 6+6 b
La nature eut versé les plus purs de ses dons, 6+6 a
30 Une fraîcheur divine et de grands cheveux blonds, 6+6 a
Vous avez aussitôt montré ma rue obscure 6+6 b
À l'œil louche et sanglant de l'ignoble luxure. 6+6 b
Moi j'étais riche, mais une divinité 6+6 a
Qui foule tant de cœurs sous son pied argenté, 6+6 a
35 La froide convenance à l'œil terne et sans larmes, 6+6 b
Passant par mon logis et me trouvant des charmes, 6+6 b
Me jeta dans les bras d'un homme sans amour ; 6+6 a
Un autre avait mon cœur, on le sut trop un jour. 6+6 a
De là ma chute immense, effrayante, profonde, 6+6 b
40 Chute dont rien ne peut me relever au monde, 6+6 b
Ni pleurs ni repentirs. — une fois descendus 6+6 a
Dans la fange du mal, les pieds n'en sortent plus. 6+6 a
Malheur en ce pays aux pauvres Madeleines. 6+6 b
Bien peu d'êtres, hélas ! Dans nos villes chrétiennes, 6+6 b
45 Osent prendre pitié de leurs longues douleurs, 6+6 a
Et leur tendre la main pour essuyer leurs pleurs. 6+6 a
Et moi, mes sœurs, et moi, ce n'est pas l'adultère 6+6 b
Et son dur châtiment qui firent ma misère, 6+6 b
Mais une autre femelle au visage éhonté, 6+6 a
50 Un enfant de l'orgueil, l'ardente vanité, 6+6 a
Ce monstre qui chez nous sous mille formes brille, 6+6 b
Et de Londre au Japon pousse mainte famille 6+6 b
À sans cesse lutter de luxe et de splendeur, 6+6 a
Au prix de la fortune et souvent de l'honneur. 6+6 a
55 Ah ! Par elle mon père a vu son opulence 6+6 b
Fondre comme l'écume au sein de l'onde immense ; 6+6 b
Et mon cœur, répugnant à prendre un bas état, 6+6 a
À s'user nuit et jour dans un travail ingrat, 6+6 a
De degrés en degrés, faible et pâle victime, 6+6 b
60 Je suis tombée au fond de l'effrayant abîme. 6+6 b
Gémissez, gémissez, mes sœurs, profondément ; 6+6 a
Mais, si plaintif que soit votre gémissement, 6+6 a
Si poignantes que soient vos douleurs et vos peines, 6+6 b
Elles ne seront pas si vives que les miennes ; 6+6 b
65 Elles ne coulent pas d'un fond plein de douceur, 6+6 a
Et n'ont pas comme moi l'amour seul pour auteur. 6+6 a
Ah ! Pourquoi de l'amour ai-je senti la flamme ? 6+6 b
Pourquoi le lâche auquel j'ai livré ma jeune âme, 6+6 b
L'homme qui m'entraîna du logis paternel, 6+6 a
70 Méprisant sa parole et les feux de l'autel, 6+6 a
M'a-t-il abandonnée à la misère infime ? 6+6 b
Je n'aurais point, le front battu des vents du crime, 6+6 b
Pour sauver mon enfant, comme Agar au désert, 6+6 a
Faute d'ange, trouvé le chemin de l'enfer. 6+6 a
75 Et partout l'on nous dit : allez, femmes perdues ! 6+6 b
Et les femmes, nos sœurs, en passant par les rues, 6+6 b
S'éloignent devant nous avec un cri d'horreur ; 6+6 a
Nous troublons leur pensée et nous leur faisons peur. 6+6 a
Ah ! Nous les détestons ! Ah ! Quelquefois nous sommes 6+6 b
80 Malheureuses au point qu'au front même des hommes 6+6 b
Il nous prend le désir d'attenter à leur peau, 6+6 a
De mettre avec nos mains leur visage en lambeau. 6+6 a
Car nous savons d'où vient leur épouvante sainte, 6+6 b
Nous savons que beaucoup ne tiennent qu'à la crainte 6+6 b
85 De décheoir dans le monde et de perdre leur rang, 6+6 a
Et que cette terreur est un ressort puissant 6+6 a
Que plus d'une avec soin, en mère de famille, 6+6 b
Dès le premier jupon passe au corps de sa fille. 6+6 b
Mais à quoi bon vouloir, par la plainte et les cris, 6+6 a
90 Nous venger des regards dont nos cœurs sont flétris ? 6+6 a
Les malédictions retombent sur nos âmes. 6+6 b
Sous le poignet de l'homme et le mépris des femmes, 6+6 b
Ah ! Quoi que nous disions, nous aurons toujours tort, 6+6 a
Et nous ne pourrons rien changer à notre sort. 6+6 a
95 Il vaut mieux dans ce monde, épouvantable geôle, 6+6 b
Achever jusqu'au bout notre pénible rôle ; 6+6 b
Il vaut mieux, aux clartés des théâtres en feux, 6+6 a
Étourdir chaque soir nos fronts silencieux ; 6+6 a
Et que gin et whisky de leur onde enivrante, 6+6 b
100 Rallumant dans nos corps une vie expirante, 6+6 b
Nous fassent, s'il se peut, perdre le sentiment 6+6 a
D'un métier que l'enfer seul égale en tourment. 6+6 a
Enfin, pour nous enfin, si la vie est une ombre 6+6 b
Et la terre un bourbier, — la mort n'est pas si sombre. 6+6 b
105 Elle ne nous fait pas languir dans nos réduits, 6+6 a
Et nous jette bientôt, pêle-mêle et sans bruits, 6+6 a
Dans la fosse commune, immense sépulture. 6+6 b
Ô mort ! Oh ! Quel que soit l'aspect de ta figure, 6+6 b
L'effet de tes yeux creux sur les pâles humains, 6+6 a
110 Quand sur nos corps usés tu poseras les mains, 6+6 a
Ton étreinte sera plus douce qu'on ne pense ; 6+6 b
Car, au même moment où fuira l'existence, 6+6 b
Comme un sanglant troupeau de vautours destructeurs, 6+6 a
Nous verrons s'envoler les voraces douleurs 6+6 a
115 Et les mille fléaux dont les griffes impures 6+6 b
Faisaient tomber nos chairs en sales pourritures. 6+6 b
Allons, mes sœurs, marchons la nuit comme le jour ; 6+6 a
À toute heure, à tout prix, il faut faire l'amour, 6+6 a
Il le faut : ici-bas le destin nous a faites 6+6 b
120 Pour garder le ménage et les femmes honnêtes. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 60((aa))
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