Métrique en Ligne
BRB_1/BRB38
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
LAZARE
BEDLAM
Ah ! La mer est terrible au fort de la tempête, 6+6 a
Lorsque levant aux cieux sa vaste et lourde tête, 6+6 a
Elle retombe et jette aux peuples consternés 6+6 b
Des cadavres humains sur des mâts goudronnés ; 6+6 b
5 L'incendie est terrible autant et plus encore, 6+6 a
Quand de sa gueule en flamme il étreint et dévore 6+6 a
Comme troupeaux hurlants les immenses cités. 6+6 b
Mais ni le feu ni l'eau dans leurs lubricités 6+6 b
Et les débordements de leur rage soudaine, 6+6 a
10 D'un frisson aussi vif ne glacent l'âme humaine 6+6 a
Et ne serrent le cœur, autant que le tableau 6+6 b
Qu'offrent les malheureux qui souffrent du cerveau, 6+6 b
L'aspect tumultueux des pauvres créatures 6+6 a
Qui vivent, ô Bedlam ! Sous tes voûtes obscures ! 6+6 a
15 Quel spectacle en effet à l'homme présenté, 6+6 b
Que l'homme descendant à l'imbécillité ! 6+6 b
Voyez et contemplez ! Ainsi que dans l'enfance 6+6 a
C'est un torse tout nu retombant en silence 6+6 a
Sur des reins indolents, — des genoux sans ressorts, 6+6 b
20 Des bras flasques et mous, allongés sur le corps 6+6 b
Comme les rameaux secs d'une vigne traînante ; 6+6 a
Puis la lèvre entr'ouverte et la tête pendante, 6+6 a
Le regard incertain sur le globe des yeux, 6+6 b
Et le front tout plissé comme le front d'un vieux ; 6+6 b
25 Et pourtant il est jeune. — oui ; mais déjà la vie, 6+6 a
Comme un fil, s'est usée aux doigts de la folie ; 6+6 a
Et la tête, d'un coup, dans ses hébêtements, 6+6 b
Sur le reste du corps a gagné soixante ans. 6+6 b
Ce n'est plus désormais qu'une machine vile 6+6 a
30 Qui traîne, sans finir, son rouage inutile ; 6+6 a
Pour lui le ciel est vide et le monde désert ; 6+6 b
L'été, sans l'émouvoir, passe comme l'hiver ; 6+6 b
Le sommeil, quand il vient, ne lui porte aucun rêve, 6+6 a
Son œil s'ouvre sans charme au soleil qui se lève ; 6+6 a
35 Il n'entend jamais l'heure, et vit seul dans le temps, 6+6 b
Comme un homme la nuit égaré dans les champs ; 6+6 b
Enfin, toujours muet, la salive à la bouche, 6+6 a
Incliné nuit et jour, il rampe sur sa couche ; 6+6 a
Car, le rayon divin dans le crâne obscurci, 6+6 b
40 L'homme ne soutient plus le poids de l'infini ; 6+6 b
Loin du ciel il s'abaisse et penche vers la terre : 6+6 a
La matière sans feu retourne à la matière. 6+6 a
Maintenant, écoutez cet autre en son taudis ; 6+6 b
Sur sa couche en désordre et quels bonds et quels cris ! 6+6 b
45 Le silence jamais n'habite en sa muraille ; 6+6 a
La fièvre est toujours là le roulant sur la paille, 6+6 a
Et promenant, cruelle, un tison sur son flanc ; 6+6 b
Ses deux yeux retournés ne montrent que le blanc ; 6+6 b
Ses poings, ses dents serrés ont toute l'énergie 6+6 a
50 D'un ivrogne au sortir d'une sanglante orgie. 6+6 a
S'il n'était pas aux fers, ah ! Malheur aux humains 6+6 b
Qui tomberaient alors sous ses robustes mains ! 6+6 b
Malheur ! La force humaine est double en la démence 6+6 a
Laissez-la se ruer en un espace immense, 6+6 a
55 Libre, elle ébranlera les pierres des tombeaux, 6+6 b
Des plus hauts monuments les solides arceaux ; 6+6 b
Et ses bras musculeux et féconds en ruines 6+6 a
Soulèveraient un chêne et ses longues racines. 6+6 a
Mais, couché sur la terre, en éternels efforts 6+6 b
60 Le malheureux s'épuise, et devant ses yeux tors 6+6 b
Le mal, comme une roue aux effroyables jantes, 6+6 a
Agite de la pourpre et des lames brûlantes ; 6+6 a
Et la destruction, vautour au bec crochu, 6+6 b
Voltige, nuit et jour, sur son front blême et nu ; 6+6 b
65 Puis les longs hurlements, les courts éclats de rire, 6+6 a
Comme sillons de feu, traversent son délire. 6+6 a
Mais le pire du mal en ce vagissement, 6+6 b
Le comble de l'horreur n'est pas le grincement 6+6 b
Du délire chantant sa conquête sublime 6+6 a
70 Par le rude gosier de sa triste victime, 6+6 a
C'est la mort toujours là, la mort toujours auprès, 6+6 b
Frappant l'être à demi sans l'achever jamais. 6+6 b
Et telles sont pourtant nos colonnes d'Hercule, 6+6 a
Les piliers devant qui tout s'arrête ou recule, 6+6 a
75 Les blocs inébranlés où les générations, 6+6 b
L'une après l'autre, vont fendre et briser leurs fronts ; 6+6 b
Le dilemme fatal aux plus sages des hommes, 6+6 a
Le rendez-vous commun de tous tant que nous sommes, 6+6 a
Où l'un vient pour avoir trop vécu hors de soi, 6+6 b
80 Et n'être en son logis resté tranquille et coi, 6+6 b
L'autre, parce qu'il a regardé sans mesure 6+6 a
Dans l'abîme sans fond de sa propre nature ; 6+6 a
Celui-ci par le mal, celui-là par vertu ; 6+6 b
Tous, hélas ! Quel que soit le mobile inconnu, 6+6 b
85 Par l'éternel défaut de notre pauvre espèce, 6+6 a
La misère commune et l'humaine faiblesse ; 6+6 a
Et, de ce large cercle où tout semble aboutir, 6+6 b
Où les deux pieds entrés, l'on ne peut plus sortir ; 6+6 b
Où, gueux, roi, noble et prêtre, enfin la tourbe humaine 6+6 a
90 Tourne au souffle du sort comme une paille vaine ; 6+6 a
La porte la plus grande et le plus vaste seuil 6+6 b
Par où passe le plus de monde, c'est l'orgueil ; 6+6 b
L'orgueil, l'orgueil impur, est la voie insensée 6+6 a
Qui, de nos jours, conduit presque toute pensée 6+6 a
95 À l'inepte folie ou l'aveugle fureur 6+6 b
Ô bedlam ! Monument de crainte et de douleur ! 6+6 b
D'autres pénètreront plus avant dans ta masse ; 6+6 a
Quant à moi, je ne puis que détourner la face, 6+6 a
Et dire que ton temple, aux antres étouffants, 6+6 b
100 Est digne, pour ses dieux, d'avoir de tels enfants, 6+6 b
Et que le ciel brumeux de la sombre Angleterre 6+6 a
Peut servir largement de dôme au sanctuaire. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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