Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
BRB_1/BRB30
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
IL PIANTO
CHIAIA
À M Mamiani Della Rovere :
Salvator
Je t'envie, ô pêcheur ! Sur la grève et le sable 6+6 a
Je voudrais, comme toi, savoir tirer un câble, 6+6 a
Mettre une barque à sec, et le long de ses flancs 6+6 b
Sécher au plein soleil mes filets ruisselants. 6+6 b
5 Je t'envie, ô pêcheur ! Quand derrière Caprée 6+6 a
Le soleil a quitté sa tunique pourprée, 6+6 a
Comme toi, dans ma barque étendu gravement, 6+6 b
Je voudrais voir la nuit tomber du firmament. 6+6 b
Ô mon frère ! Plains-moi, ma douleur est mortelle, 6+6 a
10 Car pour moi la patrie a cessé d'être belle ; 6+6 a
Naples, la ville d'or, à mes regards maudits 6+6 b
A fermé le jardin de son blanc paradis, 6+6 b
Les éternels parfums de la riche nature, 6+6 a
L'air qui plante la joie en toute créature, 6+6 a
15 Ce beau ciel lumineux qu'on aime tant à voir, 6+6 b
Les pâleurs du matin et les rougeurs du soir, 6+6 b
Les coteaux bleus du golfe, et sur ses belles lignes 6+6 a
Les barques au col blanc nageant comme des cygnes, 6+6 a
Et Pausilippe en fleurs, et Vulcain tout en feux, 6+6 b
20 Et tous mes souvenirs, mon enfance et mes jeux, 6+6 b
Rien ne peut animer le sombre de ma vie ; 6+6 a
La riante couleur à mes doigts est ravie, 6+6 a
Le ton noir et brumeux domine en mes tableaux, 6+6 b
J'ai brisé ma palette, et, jetant mes pinceaux, 6+6 b
25 Par la campagne ardente et nos pavés de lave, 6+6 a
Au soleil du midi, j'erre comme un esclave. 6+6 a
Le Pêcheur
Ô frère ! Je comprends et tes soupirs profonds, 6+6 b
Et pourquoi comme un fou tu frappes des talons ; 6+6 b
Pourquoi tes cheveux noirs hérissant ton visage, 6+6 a
30 Sur ton manteau troué répandent leur ombrage ; 6+6 a
Pourquoi la pâleur siège à ton front soucieux ; 6+6 b
Pourquoi, tel qu'un voleur tu détournes les yeux. 6+6 b
Oh ! Tu n'es pas le seul à baisser la paupière, 6+6 a
Mon corps, tout brun qu'il est, n'est pas non plus de pierre, 6+6 a
35 Et je sens comme toi, sous sa rude épaisseur, 6+6 b
Que notre ciel n'a pas de reflet en mon cœur. 6+6 b
Eh ! Qui peut aujourd'hui prendre un habit de fête, 6+6 a
De raisins verdoyants se couronner la tête, 6+6 a
Et, levant par le coin un rouge tablier, 6+6 b
40 Danser la tarentelle à l'ombre du halier ? 6+6 b
Qui peut, ami, qui peut s'enivrer de musique, 6+6 a
Et des beaux jeux fleuris de notre terre antique, 6+6 a
Quand la douleur partout nous ronge comme un ver 6+6 b
Notre vie ici-bas est un citron amer 6+6 b
45 Que ne peut adoucir nulle saveur au monde 6+6 a
Nous sommes beaux enfants d'une mère féconde, 6+6 a
Sous le joug attelés comme nos taureaux blancs : 6+6 b
Il faut tirer du front, et haleter des flancs, 6+6 b
Marcher pleins de sueur, et, pour plus de misère, 6+6 a
50 être souvent battu par la verge étrangère. 6+6 a
Salvator
Heureux, heureux pêcheur ! Il te reste la mer, 6+6 b
Une plaine aussi bleue, aussi large que l'air ! 6+6 b
Comme un aigle lassé de son rocher sauvage, 6+6 a
Quand le souffle de l'homme a terni ton visage, 6+6 a
55 Lorsque la terre infecte a soulevé tes sens, 6+6 b
Tu montes sur ta barque, et de tes bras puissans, 6+6 b
Tu cours au sein des flots laver ta plaie immonde ; 6+6 a
La rame en quatre coups te fait le roi du monde. 6+6 a
Là, tu lèves le front, là, d'un regard vermeil, 6+6 b
60 En homme saluant la face du soleil, 6+6 b
Tu jettes tes chansons, et si la mer écume, 6+6 a
Si le bruit de la terre avec son amertume 6+6 a
Te revient sur la lèvre, au murmure des flots 6+6 b
Tu peux sans crainte encor murmurer tes sanglots. 6+6 b
65 Mais nous, mais nous, hélas ! Habitants de la terre, 6+6 a
Il faut savoir souffrir, mendier et nous taire ; 6+6 a
Il faut de notre sang engraisser les abus, 6+6 b
Des fripons et des sots supporter les rebuts ; 6+6 b
Il faut voir aux clartés de la pure lumière 6+6 a
70 Des choses qui feraient fendre et crier la pierre ; 6+6 a
Puis, dans le creux des doigts enfermer avec soin 6+6 b
Son âme, et s'en aller gémir en quelque coin ; 6+6 b
Car la plainte aujourd'hui vous mène au précipice, 6+6 a
Aux doux épanchements le sol n'est point propice, 6+6 a
75 Notre terre est infâme, et son air corrupteur, 6+6 b
Sur deux hommes causants, enfante un délateur. 6+6 b
Le Pêcheur
Toujours, ô mon Rosa ! Toujours les vents contraires 6+6 a
Ne déchireront pas la voile de nos frères ; 6+6 a
Des célestes balcons, les dieux penchés sur nous, 6+6 b
80 Souffleront moins de bise et des zéphirs plus doux. 6+6 b
S'ils sont justes là-haut, s'ils régissent la terre, 6+6 a
Ils prendront en pitié notre longue misère ; 6+6 a
Ils ne laisseront pas les bras tendus en vain, 6+6 b
Toujours les braves gens en guerre avec le pain ; 6+6 b
85 Ils ne laisseront pas du fond de sa mantille 6+6 a
L'avarice hautaine insulter la guenille ; 6+6 a
Nous n'irons pas toujours comme des chiens honteux, 6+6 b
Le long du vieux marché, sous ses antres bourbeux, 6+6 b
Chercher à nos petits un peu de nourriture : 6+6 a
90 Nous qui suons le jour et couchons sur la dure, 6+6 a
Qui n'avons ici-bas que la peine et le mal, 6+6 b
Nous n'irons pas toujours mourir à l'hôpital ; 6+6 b
Nos crocs ne seront plus chargés d'étoupes molles, 6+6 a
Viendront les pensers forts et les mâles paroles. 6+6 a
95 Après avoir eu l'os, nous aurons bien la chair, 6+6 b
Les douceurs du printemps après le vent d'hiver. 6+6 b
Aussi je prends courage, au branle de la rame 6+6 a
Je poursuis plus gaîment le poisson sous la lame, 6+6 a
D'un bras ferme et hardi je lance mes harpons, 6+6 b
100 Je nage à tous les bords, je plonge à tous les fonds, 6+6 b
Car je sais un beau jour, et sans que rien l'empêche, 6+6 a
Qu'en mon golfe divin je ferai bonne pêche : 6+6 a
Aux rives de Chiaia, sur ce sable argenté, 6+6 b
Dans mes larges filets viendra la liberté. 6+6 b
Salvator
105 La liberté, pêcheur, la liberté divine 6+6 a
Poserait ses pieds blancs sur ta poupe marine ! 6+6 a
Cette sœur de Vénus, cette fille des flots, 6+6 b
Dans Naples descendrait des bras des matelots ! 6+6 b
Oh ! J'ai bien peur, ami, que ta voix taciturne 6+6 a
110 Ne chante faussement comme l'oiseau nocturne. 6+6 a
La liberté céleste aime les beaux rameurs ; 6+6 b
Mais elle goûte peu nos oisives humeurs ; 6+6 b
Sa robe est relevée, et, belle voyageuse, 6+6 a
Pour notre peuple elle est trop rude et trop marcheuse. 6+6 a
115 Sybarite au poil noir, et gras voluptueux, 6+6 b
Adorateur sacré du parmesan glueux, 6+6 b
Il a le cœur au ventre, et le ventre à la tête. 6+6 a
Chanter, boire, manger, dormir, voilà sa fête, 6+6 a
Et, le dos prosterné sur ses larges pavés, 6+6 b
120 Il n'a les bras tendus et les regards levés 6+6 b
Que vers le ciel lardé de ses pâtisseries ; 6+6 a
Il n'adore qu'un dieu, le dieu des porcheries ; 6+6 a
Il admire son corps, il le trouve très beau, 6+6 b
Et craint le mal que fait un glaive dans la peau. 6+6 b
Le Pêcheur
125 Ô frère ! Il a raison. Mais la mélancolie 6+6 a
A versé dans ta veine une bourbeuse lie, 6+6 a
Le génie a toujours monté l'homme à l'orgueil, 6+6 b
Et tu vois ton pays avec un mauvais œil. 6+6 b
Du peuple il faut toujours, poëte, qu'on espère, 6+6 a
130 Car le peuple, après tout, c'est de la bonne terre, 6+6 a
La terre de haut prix, la terre de labour, 6+6 b
C'est le sillon doré qui fume au point du jour, 6+6 b
Et qui, rempli de sève et fort de toute chose, 6+6 a
Enfante incessamment et jamais ne repose : 6+6 a
135 C'est lui qui pousse aux cieux les chênes les plus hauts ; 6+6 b
C'est lui qui fait jaillir les hommes les plus beaux ; 6+6 b
Sous le fer et le soc, il rend outre mesure 6+6 a
Des moissons de bienfaits pour le mal qu'il endure : 6+6 a
On a beau le couvrir de fange et de fumier, 6+6 b
140 Il change en épis d'or tout élément grossier : 6+6 b
Il prête à qui l'embrasse une force immortelle, 6+6 a
De tout haut monument c'est la base éternelle, 6+6 a
C'est le genou de Dieu, c'est le divin appui, 6+6 b
Aussi, malheur ! Malheur à qui pèse sur lui ! 6+6 b
Salvator
145 Hélas ! Si tu savais le mal que la pensée 6+6 a
Fait au cœur, quand dehors elle n'est point poussée, 6+6 a
Tu crierais comme moi ; mais, homme simple et bon, 6+6 b
Tu ne peux concevoir quelle est ma passion, 6+6 b
La mortelle souffrance et le désespoir sombre 6+6 a
150 D'être enfant du soleil et de vivre dans l'ombre. 6+6 a
Oh ! Non, tu ne sais pas combien il est amer 6+6 b
De déployer son aile et n'avoir jamais d'air : 6+6 b
Et cependant, la mort vient à grandes journées, 6+6 a
Sur nos fronts d'un vol lourd s'abattent les années, 6+6 a
155 Et le glaive que Dieu nous remit dans la main, 6+6 b
Se rouille en attendant toujours au lendemain : 6+6 b
Faute de nourriture, on voit mourir sa flamme, 6+6 a
Chaque jour on s'en va, le corps mangé par l'âme, 6+6 a
Et le mâle talent, solitaire et perdu, 6+6 b
160 Moisit comme un habit dans le coffre étendu ; 6+6 b
Le génie a besoin de liberté pour vivre, 6+6 a
Il faut un large verre à l'homme qui s'enivre. 6+6 a
Quant à moi, je suis las d'attendre l'ouragan, 6+6 b
Chaque jour de compter sur un bond du volcan, 6+6 b
165 Le visage couvert de la pâleur du cierge, 6+6 a
De gémir comme eunuque embrassant une vierge : 6+6 a
Puisque le peuple ici dort la foudre à la main, 6+6 b
J'irai chercher ailleurs quelque chose d'humain. 6+6 b
Le Pêcheur
Ô vrai cœur de poëte, âme pleine d'envie, 6+6 a
170 Nature dévorante et jamais assouvie, 6+6 a
Enfant toujours repu, mais qui hurle toujours, 6+6 b
Ne peux-tu pas encore attendre quelques jours ? 6+6 b
Si le don d'un cœur noble et d'un visage austère 6+6 a
Te retire du monde et te fait solitaire, 6+6 a
175 Si tu fuis loin de nous, ô mon bon frère, ô toi ! 6+6 b
Prends garde de tomber au vil amour de soi, 6+6 b
Dans le sentier commun où marchent tous les hommes ; 6+6 a
Fuis la perdition de tous tant que nous sommes, 6+6 a
L'écueil le plus fatal sous la voûte des cieux ; 6+6 b
180 Songe que de là-haut nous regardent les dieux, 6+6 b
Et que s'ils ont doué quelque âme d'énergie, 6+6 a
C'est pour le bien commun, et qu'au bout de la vie 6+6 a
Ils demanderont compte à tous de leurs travaux, 6+6 b
À moi de ma parole, à toi de tes pinceaux. 6+6 b
185 Faisons chœur, Salvator, et prenons patience ; 6+6 a
La patience rend légère la souffrance : 6+6 a
Toujours une grande âme, en butte aux coups du sort, 6+6 b
Sous ce manteau divin se résigne et s'endort. 6+6 b
Salvator
Ami, tu parles bien, mais notre sol superbe 6+6 a
190 Corrompt le pur froment et ne fait que de l'herbe, 6+6 a
Ce qu'on sème dessus perd bientôt sa valeur : 6+6 b
Je n'en attends plus rien, et je m'en vais, pêcheur ! 6+6 b
Adieu, Naples ! Salut, terre de la Calabre ! 6+6 a
Écueils toujours fumants où la vague se câbre, 6+6 a
195 Ô vieux mont Gargano, sommet échevelé, 6+6 b
Rocs cambrés et noircis, au poil long et mêlé, 6+6 b
Nature vaste et chaude, et féconde en ravages, 6+6 a
Ô terre, ô bois, ô monts, ô désolés rivages ! 6+6 a
Recevez-moi parmi vos sombres habitants ; 6+6 b
200 Car je veux me mêler à leurs troupeaux errants, 6+6 b
Je veux manger le pain de tout être qui pense, 6+6 a
Goûter la liberté sur la montagne immense 6+6 a
Là seulement encor l'homme est plein de beauté, 6+6 b
Car le sol qui le porte a sa virginité ; 6+6 b
205 Là, je pourrai de pan faire ma grande idole, 6+6 a
Là je vivrai longtemps comme l'aigle qui vole. 6+6 a
Enfin là, quand la mort viendra glacer mes flancs, 6+6 b
Je n'aurai pas le corps cerclé de linges blancs, 6+6 b
Je rendrai librement ma dépouille à la terre ; 6+6 a
210 Et l'antique Cybèle, alors ma noble mère, 6+6 a
Dans son ventre divin m'absorbant tout entier, 6+6 b
Je disparaîtrai là comme un peu de fumier, 6+6 b
Comme un souffle perdu sous la voûte sublime, 6+6 a
Comme la goutte d'eau qui rentre dans l'abîme, 6+6 a
215 Sans laisser après moi, ce qui toujours vous suit, 6+6 b
La laideur d'un squelette et l'écho d'un vain bruit. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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