Métrique en Ligne
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| = césure
BRB_1/BRB22
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
IL PIANTO
LE CAMPO SANTO
À M A Brizeux :
Ô désolation, ô misère profonde ! 6+6 a
Désespoir éternel pour les âmes du monde ! 6+6 a
Sol de Jérusalem, que tant d'hommes pieux 6+6 b
Ont baigné de sueur et des pleurs de leurs yeux ; 6+6 b
5 Sainte terre enlevée aux monts de la Jue, 6+6 a
Et du sang des martyrs encor tout inone ; 6+6 a
Sainte terre des morts qui portas le sauveur, 6+6 b
Toi, que tout front chrétien baisait avec ferveur, 6+6 b
Tu n'es plus maintenant qu'une terre profane, 6+6 a
10 Un sol où toute fleur dépérit et se fane, 6+6 a
Un terrain sans verdure et délaissé des cieux, 6+6 b
Un cimetière aride, un cloître curieux, 6+6 b
Qu'un voyageur parfois dans sa course rapide 6+6 a
Heurte d'un pied léger et d'un regard stupide. 6+6 a
15 — mais n'importe ! Je t'aime, ô vieux Campo Santo, 6+6 b
Je t'aime de l'amour qu'avait pour toi Giotto. 6+6 b
Tout désolé qu'il est, ton cloître solitaire 6+6 a
Est encore à mes yeux le plus saint de la terre : 6+6 a
Aussi quand l'œil du jour, de ses regards cuisants, 6+6 b
20 Brûle le front do des superbes pisans, 6+6 b
J'aime à sentir le froid de tes voûtes flétries, 6+6 a
J'aime à voir s'allonger tes longues galeries, 6+6 a
Et là, silencieux, le front bas, le pied lent, 6+6 b
Comme un moine qui passe et qui prie en allant, 6+6 b
25 J'aime à faire sonner le cuir de mes sandales 6+6 a
Sur la tête des morts qui dorment sous tes dalles ; 6+6 a
J'aime à lire les mots de leurs grands écussons, 6+6 b
À réveiller des bruits et de lugubres sons, 6+6 b
Et les yeux enivrés de tes peintures sombres, 6+6 a
30 À voir autour de moi mouvoir toutes tes ombres. 6+6 a
Salut ! Noble Orcagna ! Que viens-tu m'étaler ? 6+6 b
— « artiste, une peinture à faire reculer ; 6+6 b
Regarde, enfant, regarde !il est de par le monde 6+6 a
Des êtres inondés de volupté profonde ; 6+6 a
35 Il est de beaux jardins plantés de lauriers verts, 6+6 b
Des grands murs d'orangers où mille oiseaux divers, 6+6 b
Des rossignols bruyants, des geais aux ailes bleues, 6+6 a
Des paons sur le gazon trnant leurs belles queues, 6+6 a
Des merles, des serins jaunes comme de l'or, 6+6 b
40 Chantent l'amour, et l'air plus enivrant encor. 6+6 b
Il est, sous les bosquets et les treilles poudreuses, 6+6 a
Des splendides festins et des noces heureuses ; 6+6 a
Il est des instruments aux concerts sans pareils, 6+6 b
Et bien des cœurs contents et bien des yeux vermeils. 6+6 b
45 À l'ave Maria, sous les portes latines, 6+6 a
On entend bien des luths et des voix argentines ; 6+6 a
On voit sur les balcons, derrière les cyprès, 6+6 b
Bien de beaux jeunes gens qui se parlent de près 6+6 b
Bien des couples rêveurs, qui, le soir à la brune, 6+6 a
50 Se baisent sur la bouche en regardant la lune. 6+6 a
Hélas ! Un monstre ai qui plane dans les airs, 6+6 b
Et dont la lourde faux va sarclant l'univers, 6+6 b
La mort, incessamment coupe toutes ces choses ; 6+6 a
Et femmes et bosquets, oiseaux, touffes de roses, 6+6 a
55 Belles dames, seigneurs, princes, ducs et marquis, 6+6 b
Elle met tout à bas, même des Médicis, 6+6 b
Elle met tout à bas avant le jour et l'heure ; 6+6 a
Et la stupide oublie, au fond de leur demeure, 6+6 a
Tous les gens de béquille et qui n'en peuvent plus, 6+6 b
60 Les porteurs de besace et les tristes perclus, 6+6 b
Les catarrheux branlant comme vieille muraille, 6+6 a
Les fiévreux au teint mat qui tremblent sur la paille, 6+6 a
Et les frêles vieillards qui n'ont plus qu'un seul pas 6+6 b
Pour atteindre la tombe et reposer leurs bras. 6+6 b
65 Tous ont beau l'implorer, elle n'en a point cure, 6+6 a
La mort vole aux palais sans toucher la masure ; 6+6 a
Elle jette à tous vents les plaintes et les voix 6+6 b
De ces corps vermoulus comme d'antiques bois : 6+6 b
La vieille aime à lutter ; c'est un joueur en veine 6+6 a
70 Qui néglige les coups dont la chance est certaine. 6+6 a
« enfant, ce n'est point tout ; enfant, regarde encor ! 6+6 b
La montagne s'ébranle aux fanfares du cor, 6+6 b
Sous le galop des chiens entends sonner la pierre, 6+6 a
En épais tourbillons vois rouler la poussière, 6+6 a
75 Et du fond sinueux de ces sombres halliers 6+6 b
Bondir à flots pressés de nombreux cavaliers. 6+6 b
Ce sont de francs chasseurs qui courent la campagne, 6+6 a
De grands seigneurs toscans, des princes d'Allemagne, 6+6 a
Avec de beaux habits chamarrés d'écussons, 6+6 b
80 Des housses de velours, de lourds caparaçons, 6+6 b
Des couronnes de ducs à l'entour des casquettes, 6+6 a
Des faucons sur les poings, des plumes sur les têtes, 6+6 a
Et des hommes nerveux, retenant à pas lents, 6+6 b
Des lévriers lancés sur leurs quatre pieds blancs. 6+6 b
85 Holà ! Puissants du jour, chasseurs vêtus de soie, 6+6 a
Qui forcez par les monts une timide proie ; 6+6 a
Vous, femmes, que l'ennui mène à la cruauté ; 6+6 b
Hommes, dont le palais plein de stupidi 6+6 b
A soif, après le vin, du sang de quelque bête, 6+6 a
90 Vous qui cherchez la mort comme on cherche une fête, 6+6 a
Oh ! N'allez pas si loin, arrêtez vos coursiers, 6+6 b
La mort est près de vous, la mort est sous vos pieds, 6+6 b
La mort vous garde ici les plus rares merveilles ; 6+6 a
Croyez-en vos chevaux qui dressent leurs oreilles, 6+6 a
95 Voyez leur cou fumant dont la veine se tord, 6+6 b
Leur frayeur vous dira qu'ils ont senti la mort, 6+6 b
Et que ce noir terrain a reçu de nature 6+6 a
Le don de convertir les corps en pourriture. 6+6 a
Or, en ces trois tombeaux ouverts sur le chemin, 6+6 b
100 Voyez ce qu'en un jour elle fait d'un humain : 6+6 b
Le premier, que son dard tout nouvellement pique, 6+6 a
A le ventre gonflé comme un homme hydropique ; 6+6 a
Le second est dé dévoré par les vers, 6+6 b
Et le dernier n'est plus qu'un squelette aux os verts, 6+6 b
105 Où le vent empesté, le vent passe et soupire, 6+6 a
Comme à travers les flancs décharnés d'un navire. 6+6 a
Certes c'est chose horrible, et ces morts engourdis 6+6 b
Figeraient la sueur au front des plus hardis ; 6+6 b
Mais, chasseurs, regardez ces trous pleins de vermine 6+6 a
110 Sans boucher votre nez et sans changer de mine, 6+6 a
Regardez bien à fond ces trois larges tombeaux ; 6+6 b
Puis, quand vous aurez vu, retournez vos chevaux ; 6+6 b
Aux fanfares du cor regagnez la montagne, 6+6 a
Et puis comme devant, à travers la campagne, 6+6 a
115 Courez et galopez, car de jour et de nuit 6+6 b
Vous savez maintenant où le temps vous conduit. 6+6 b
« mais tandis que la fièvre et la crainte féconde 6+6 a
Assiégent les côtés des puissants de ce monde, 6+6 a
Que l'éternel regret des douceurs d'ici-bas 6+6 b
120 Leur tire des soupirs à chacun de leurs pas, 6+6 b
Que l'horreur de vieillir et de voir les années 6+6 a
Pendre comme une barbe à leurs têtes veies, 6+6 a
Arrose incessamment d'amertume et de fiel 6+6 b
Le peu de jours encor que leur garde le ciel ; 6+6 b
125 Tandis que sur leurs fronts comme sur leurs rivages, 6+6 a
Habitent les brouillards et de sombres nuages, 6+6 a
Le ciel, au-dessus d'eux éblouissant d'azur, 6+6 b
Épand sur la montagne un rayon toujours pur. 6+6 b
Là, dans les genêts verts et sur l'aride pierre, 6+6 a
130 Les hommes du seigneur vivent de la prière ; 6+6 a
Là, toujours prosternés, dans leurs élans pieux, 6+6 b
Ils ne voient point blanchir le poil de leurs cheveux. 6+6 b
Leur vie est innocente et sans inquiétude, 6+6 a
L'inaltérable paix dort en leur solitude, 6+6 a
135 Et sans peur pour leurs jours, en tout lieu menacés, 6+6 b
Les pauvres animaux par les hommes chassés, 6+6 b
Mettant le nez dehors et quittant leurs retraites, 6+6 a
Viennent manger aux mains des blancs anachorètes : 6+6 a
La biche à leur cô saute et se fait du lait, 6+6 b
140 Et le lapin joyeux broute son serpolet. 6+6 b
« heureux, oh ! Bienheureux qui, dans un jour d'ivresse, 6+6 a
A pu faire au seigneur le don de sa jeunesse ; 6+6 a
Et qui, prenant la foi comme un bâton noueux, 6+6 b
A gravi loin du monde un sentier montueux ! 6+6 b
145 Heureux l'homme iso qui met toute sa gloire 6+6 a
Au bonheur ineffable, au seul bonheur de croire, 6+6 a
Et qui, tout jeune encor, s'est crevé les deux yeux, 6+6 b
Afin d'avoir toujours à désirer les cieux ! 6+6 b
Heureux seul le croyant, car il a l'âme pure ; 6+6 a
150 Il comprend sans effort la mystique nature, 6+6 a
Il a, sans la chercher, la parfaite beauté, 6+6 b
Et les trésors divins de la sérénité. 6+6 b
Puis il voit devant lui sa vie immense et pleine, 6+6 a
Comme un pieux soupir, s'écouler d'une haleine ; 6+6 a
155 Et, lorsque sur son front la mort pose ses doigts, 6+6 b
Les anges près de lui descendent à la fois, 6+6 b
Au sortir de sa bouche ils recueillent son âme ; 6+6 a
Et, croisant par-dessus leurs deux ailes de flamme, 6+6 a
L'emportent toute blanche au céleste séjour, 6+6 b
160 Comme un petit enfant qui meurt sitôt le jour. 6+6 b
« heureux l'homme qui vit et qui meurt solitaire ! 6+6 a
Enfant, tel est mon œuvre, et l'immense mystère 6+6 a
Que mon doigt monacal a tracé sur ce mur. 6+6 b
La forme en est sévère et le contour est dur ; 6+6 b
165 Mais j'ai fait de mon mieux, j'ai peint de cœur et d'âme 6+6 a
La grande véri dont je sentais la flamme ; 6+6 a
Et comme un jardinier qui bêche avec amour, 6+6 b
Sur mon pinceau courbé, j'ai sué plus d'un jour : 6+6 b
Puis, quand j'ai vu tomber la nuit sur ma palette, 6+6 a
170 J'ai croisé les deux bras, et reposant la tête 6+6 a
Sur le coussin sculpté de mon sacré tombeau, 6+6 b
Comme mes devanciers, le Dante et le Giotto, 6+6 b
J'ai fermé gravement mon œil mélancolique 6+6 a
Et me suis endormi, vieux peintre catholique, 6+6 a
175 En pensant à ma ville, et croyant fermement 6+6 b
Voir mon œuvre et ma foi vivre éternellement. » 6+6 b
Dors, oh ! Dors, Orcagna, dans ta couche de pierre, 6+6 a
Et ne rouvre jamais ta pesante paupière, 6+6 a
Reste les bras croisés dans ton linceul étroit ; 6+6 b
180 Car si des flancs obscurs de ton sépulcre froid, 6+6 b
Comme un vieux prisonnier, il te prenait envie 6+6 a
De contempler encor ce qu'on fait dans la vie, 6+6 a
Si tu levais ton marbre et regardais de près, 6+6 b
Ta douleur serait grande, et les sombres regrets 6+6 b
185 Reviendraient habiter sur ta face amaigrie : 6+6 a
Tu verrais, Orcagna, ta Pise tant chérie, 6+6 a
Comme une veuve, assise aux rives de l'Arno, 6+6 b
Écouter solitaire à ses pieds couler l'eau ; 6+6 b
Tu verrais le saint dôme avec de grandes herbes, 6+6 a
190 Et le long de ses murs les cavales superbes 6+6 a
Monter, et se jouant, à chaque mouvement 6+6 b
Emplir le lieu sacré de leur hennissement ; 6+6 b
Tu verrais que la mort dans les lieux où nous sommes, 6+6 a
N'a pas plus respecté les choses que les hommes ; 6+6 a
195 Et reposant tes bras sous ton cintre étouffé, 6+6 b
Tu dirais, plein d'horreur : la mort a triomphé ! 6+6 b
La mort ! La mort ! Elle est sur l'Italie entière, 6+6 a
L'Italie est toujours à son heure dernière ; 6+6 a
Déjà sa tête antique a perdu la beauté, 6+6 b
200 Et son cœur de chrétienne est froid à son côté. 6+6 b
Rien de saint ne vit plus sous sa forte nature, 6+6 a
Et, comme un corps u faute de nourriture, 6+6 a
Ses larges flancs lavés par la vague des mers 6+6 b
Ne se raniment plus aux célestes concerts. 6+6 b
205 Oh ! C'est en vain qu'aux pieds de l'immobile archange 6+6 a
Le canon tonne encor des créneaux de saint-ange, 6+6 a
Que saint-Pierre au soleil, sur ses degrés luisants, 6+6 b
Voit remonter encor la pompe des vieux ans. 6+6 b
À quoi bon tant de voix, de cris et de cantiques, 6+6 a
210 Les milliers d'encensoirs fumant sous les portiques, 6+6 a
Le chœur des prêtres saints déroulant ses anneaux, 6+6 b
Et la pourpre brûlante aux flancs des cardinaux ? 6+6 b
Pourquoi le dais splendide avec son front qui penche, 6+6 a
Et le grand roi vieillard, dans sa tunique blanche, 6+6 a
215 Superbe et les deux pieds sur le dos des romains, 6+6 b
De son trône flottant bénissant les humains ? 6+6 b
Morts, morts, sont tous ces bruits et cette pompe sainte, 6+6 a
Car ils ne passent plus le Tibre et son enceinte ; 6+6 a
Mort est ce vain éclat, car il ne frappe plus 6+6 b
220 Que des fronts de vieillards ou de pâtres velus. 6+6 b
Tous ces chants n'ont plus rien de la force divine, 6+6 a
C'est le son mat et creux d'une vieille ruine, 6+6 a
C'est le cri d'un cadavre encor droit et debout 6+6 b
Au milieu des corps morts qui l'entourent partout. 6+6 b
225 Hélas ! Hélas ! La foi de ce sol est bannie, 6+6 a
La foi n'a plus d'accent pour parler au génie, 6+6 a
Plus de voix pour lui dire, en lui prenant la main : 6+6 b
Bâtis-nous vers le ciel un immortel chemin. 6+6 b
La foi, source féconde, en sublime roe 6+6 a
230 Ne peut plus retomber sur cette terre ue, 6+6 a
Et remuant la pierre au fond de ses caveaux, 6+6 b
Faire jaillir le marbre en milliers de faisceaux : 6+6 b
La foi ne pousse plus de sublimes colonnes, 6+6 a
Plus de dômes d'airain, plus de triples couronnes, 6+6 a
235 Plus de parvis immense, à faire mille pas, 6+6 b
Plus de large croix grecque étalant ses longs bras, 6+6 b
Plus de ces grands christs d'or au fond des basiliques 6+6 a
Penchant sur les mortels leurs regards angéliques, 6+6 a
Plus d'artistes brûlants, plus d'hommes primitifs 6+6 b
240 Ébauchant leur croyance en traits secs et naïfs, 6+6 b
De pieux ouvriers s'en allant par les villes 6+6 a
Travailler sur les murs comme des mains serviles, 6+6 a
Plus de parfums dans l'air, de nuages d'encens, 6+6 b
De chants simples et forts, et de maîtres puissants 6+6 b
245 Versant, dans les grands jours, de leur harpe bénie 6+6 a
Sur les fronts inclinés des torrents d'harmonie. 6+6 a
Rien, absolument rien, et cependant la mort 6+6 b
Ébranle sous ses pas ce qui semblait si fort ; 6+6 b
Elle est toujours robuste, et toujours, chose affreuse ! 6+6 a
250 Elle poursuit partout sa marche désastreuse ; 6+6 a
Chaque jour elle voit sur quelque mont lointain, 6+6 b
Comme un feu de berger, le culte qui s'éteint ; 6+6 b
Chaque jour elle entend un autel qui s'écroule, 6+6 a
Et sans le relever passer auprès la foule ; 6+6 a
255 Et l'image de Dieu dans ces débris impurs 6+6 b
Semble tomber des cœurs avec les pans des murs. 6+6 b
Le vieux catholicisme est morne et solitaire, 6+6 a
Sa splendeur à présent n'est qu'une ombre sur terre, 6+6 a
La mort l'a déchi comme un vêtement vieux ; 6+6 b
260 Pour longtemps, bien longtemps, la mort est dans ces lieux. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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