Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
BOI_5/BOI35
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
LE LUTRIN
POÈME HÉROÏ-COMIQUE
1674-1683
CHANT VI
Tandis que tout conspire | à la guerre sacrée, 6+6 a
La Piété sincère, | aux Alpes retirée, 6+6 a
Du fond de son désert | entend les tristes cris 6+6 b
De ses sujets cachés | dans les murs de Paris. 6+6 b
5 Elle quitte à l'instant | sa retraite divine : 6+6 a
La Foi, d'un pas certain, | devant elle chemine ; 6+6 a
L'Espérance au front gai | l'appuie et la conduit ; 6+6 b
Et, la bourse à la main, | la Charité la suit. 6+6 b
Vers Paris elle vole, | et, d'une audace sainte, 6+6 a
10 Vient aux pieds de Thémis | proférer cette plainte : 6+6 a
« Vierge, effroi des méchants, | appui de mes autels, 6+6 b
Qui, la balance en main, | règles tous les mortels, 6+6 b
Ne viendrai-je jamais | en tes bras salutaires 6+6 a
Que pousser des soupirs, | et pleurer mes misères ? 6+6 a
15 Ce n'est donc pas assez, | qu'au mépris de tes lois, 6+6 b
L'Hypocrisie ait pris | et mon nom et ma voix ; 6+6 b
Que, sous ce nom sacré, | partout ses mains avares 6+6 a
Cherchent à me ravir | crosses, mitres, tiares ! 6+6 a
Faudra-t-il voir encor | cent monstres furieux 6+6 b
20 Ravager mes États | usurpés à tes yeux ? 6+6 b
Dans les temps orageux | de mon naissant empire, 6+6 a
Au sortir du baptême | on courait au martyre ; 6+6 a
Chacun, plein de mon nom, | ne respirait que moi ; 6+6 b
Le fidèle, attentif | aux règles de sa loi, 6+6 b
25 Fuyant des vanités | la dangereuse amorce, 6+6 a
Aux honneurs appelé, | n'y montait que par force ; 6+6 a
Ces cœurs, que les bourreaux | ne faisaient point frémir, 6+6 b
A l'offre d'une mitre | étaientsétaient prêts à gémir ; 6+6 b
Et, sans peur des travaux, | sur mes traces divines 6+6 a
30 Couraient chercher le ciel | au travers des épines. 6+6 a
Mais, depuis que l'Église | eut, aux yeux des mortels, 6+6 b
De son sang en tous lieux | cimenté ses autels, 6+6 b
Le calme dangereux | succédant aux orages, 6+6 a
Une lâche tiédeur | s'empara des courages ; 6+6 a
35 De leur zèle brûlant | l'ardeur se ralentit ; 6+6 b
Sous le joug des péchés | leur foi s'appesantit ; 6+6 b
Le moine secoua | le cilice et la haire ; 6+6 a
Le chanoine indolent | apprit à ne rien faire ; 6+6 a
Le prélat, par la brigue | aux honneurs parvenu, 6+6 b
40 Ne sut plus qu'abuser | d'un ample revenu, 6+6 b
Et, pour toutes vertus, | fit, au dos d'un carrosse, 6+6 a
A côté d'une mitre | armorier sa crosse. 6+6 a
L'Ambition partout | chassa l'Humilité, 6+6 b
Dans la crasse du froc | logea la Vanité. 6+6 b
45 Alors, de tous les cœurs | l'union fut détruite ; 6+6 a
Dans mes cloîtres sacrés | la Discorde introduite 6+6 a
Y bâtit de mon bien | ses plus sûrs arsenaux ; 6+6 b
Traîna tous mes sujets | au pied des tribunaux. 6+6 b
En vain, à ses fureurs | j'opposai mes prières, 6+6 a
50 L'insolente, à mes yeux, | marcha sous mes bannières. 6+6 a
Pour comble de misère, | un tas de faux docteurs 6+6 b
Vint flatter les péchés | de discours imposteurs ; 6+6 b
Infectant les esprits | d'exécrables maximes, 6+6 a
Voulut faire à Dieu même | approuver tous les crimes ; 6+6 a
55 Une servile peur | tint lieu de charité ; 6+6 b
Le besoin d'aimer Dieu | passa pour nouveauté ; 6+6 b
Et chacun à mes pieds, | conservant sa malice, 6+6 a
N'apporta de vertu | que l'aveu de son vice. 6+6 a
« Pour éviter l'affront | de ces noirs attentats, 6+6 b
60 J'allai chercher le calme | au séjour des frimas, 6+6 b
Sur ces monts entourés | d'une éternelle glace, 6+6 a
Où jamais au printemps | les hivers n'ont fait place. 6+6 a
Mais, jusque dans la nuit | de mes sacrés déserts, 6+6 b
Le bruit de mes malheurs | fait retentir les airs. 6+6 b
65 Aujourd'hui même encore, | une voix trop fidèle 6+6 a
M'a d'un triste désastre | apporté la nouvelle : 6+6 a
J'apprends, que dans ce temple | où le plus saint des rois 6+6 b
Consacra tout le fruit | de ses pieux exploits, 6+6 b
Et signala pour moi | sa pompeuse largesse, 6+6 a
70 L'implacable Discorde | et l'infâme Mollesse, 6+6 a
Foulant aux pieds les lois, | l'honneur, et le devoir, 6+6 b
Usurpent en mon nom | le souverain pouvoir. 6+6 b
Souffriras-tu, ma sœur, | une action si noire ? 6+6 a
Quoi ! ce temple, à ta porte | élevé pour ma gloire, 6+6 a
75 Où jadis des humains | j'attirais tous les vœux, 6+6 b
Sera de leurs combats | le théâtre honteux ! 6+6 b
Non, non ; il faut enfin | que ma vengeance éclate ; 6+6 a
Assez et trop longtemps | l'impunité les flatte ; 6+6 a
Prends ton glaive, et, fondant | sur ces audacieux, 6+6 b
80 Viens aux yeux des mortels | justifier les cieux. » 6+6 b
Ainsi parle à sa sœur | cette vierge enflammée : 6+6 a
La grâce est dans ses yeux | d'un feu pur allumée. 6+6 a
Thémis, sans différer, | lui promet son secours, 6+6 b
La flatte, la rassure, | et lui tient ce discours : 6+6 b
85 « Chère et divine sœur, | dont les mains secourables 6+6 a
Ont tant de fois séché | les pleurs des misérables, 6+6 a
Pourquoi toi-même, en proie | à tes vives douleurs, 6+6 b
Cherches-tu sans raison | à grossir tes malheurs ? 6+6 b
En vain, de tes sujets | l'ardeur est ralentie ; 6+6 a
90 D'un ciment éternel | ton Église est bâtie, 6+6 a
Et jamais de l'enfer | les noirs frémissements 6+6 b
N'en sauraient ébranler | les fermes fondements. 6+6 b
Au milieu des combats, | des troubles, des querelles, 6+6 a
Ton nom encor chéri | vit au sein des fidèles. 6+6 a
95 Crois-moi, dans ce lieu même | où l'on veut t'opprimer, 6+6 b
Le trouble qui t'étonne | est facile à calmer ; 6+6 b
Et, pour y rappeler | la paix tant désirée, 6+6 a
Je vais t'ouvrir, ma sœur, | une route assurée. 6+6 a
Prête-moi donc l'oreille, | et retiens tes soupirs. 6+6 b
100 Vers ce temple fameux, | si cher à tes désirs, 6+6 b
Où le ciel fut pour toi | si prodigue en miracles, 6+6 a
Non loin de ce palais | où je rends mes oracles, 6+6 a
Est un vaste séjour | des mortels révéré, 6+6 b
Et de clients soumis | à toute heure entouré. 6+6 b
105 Là, sous le faix pompeux | de ma pourpre honorable, 6+6 a
Veille au soin de ma gloire | un homme incomparable : 6+6 a
Ariste, dont le ciel | et Louis ont fait choix 6+6 b
Pour régler ma balance | et dispenser mes lois. 6+6 b
Par lui dans le barreau | sur mon trône affermie, 6+6 a
110 Je vois hurler en vain | la chicane ennemie ; 6+6 a
Par lui, la vérité | ne craint plus l'imposteur ; 6+6 b
Et l'orphelin n'est plus | dévoré du tuteur. 6+6 b
Mais, pourquoi vainement | t'en retracer l'image ? 6+6 a
Tu le connais assez : | Ariste est ton ouvrage ; 6+6 a
115 C'est toi, qui le formas | dès ses plus jeunes ans ; 6+6 b
Son mérite sans tache | est un de tes présents ; 6+6 b
Tes divines leçons, | avec le lait sucées, 6+6 a
Allumèrent l'ardeur | de ses nobles pensées. 6+6 a
Aussi son cœur, pour toi | brûlant d'un si beau feu, 6+6 b
120 N'en fit point dans le monde | un lâche désaveu ; 6+6 b
Et son zèle hardi, | toujours prêt à paroître, 6+6 a
N'alla point se cacher | dans les ombres d'un cloître. 6+6 a
Va le trouver, ma sœur : | à ton auguste nom, 6+6 b
Tout s'ouvrira d'abord | en sa sainte maison ; 6+6 b
125 Ton visage est connu | de sa noble famille ; 6+6 a
Tout y garde tes lois : | enfants, sœur, femme, fille ; 6+6 a
Tes yeux d'un seul regard | sauront le pénétrer ; 6+6 b
Et, pour obtenir tout, | tu n'as qu'à te montrer. » 6+6 b
Là s'arrête Thémis. | La Piété charmée 6+6 a
130 Sent renaître la joie | en son âme calmée ; 6+6 a
Elle court chez Ariste ; | et s'offrant à ses yeux : 6+6 b
« Que me sert, lui dit-elle, | Ariste, qu'en tous lieux 6+6 b
Tu signales pour moi | ton zèle et ton courage, 6+6 a
Si la Discorde impie | à ta porte m'outrage ? 6+6 a
135 Deux puissants ennemis, | par elle envenimés, 6+6 b
Dans ces murs, autrefois | si saints, si renommés, 6+6 b
A mes sacrés autels | font un profane insulte, 6+6 a
Remplissent tout d'effroi, | de trouble, et de tumulte. 6+6 a
De leur crime à leurs yeux | va-t'en peindre l'horreur : 6+6 b
140 Sauve-moi, sauve-les | de leur propre fureur. » 6+6 b
Elle sort à ces mots. | Le héros en prière 6+6 a
Demeure tout couvert | de feux et de lumière ; 6+6 a
De la céleste fille | il reconnaît l'éclat, 6+6 b
Et mande au même instant | le chantre et le prélat. 6+6 b
145 Muse, c'est à ce coup | que mon esprit timide 6+6 a
Dans sa course élevée | a besoin qu'on le guide, 6+6 a
Pour chanter par quels soins, | par quels nobles travaux, 6+6 b
Un mortel sut fléchir | ces superbes rivaux. 6+6 b
Mais plutôt, toi qui fis | ce merveilleux ouvrage, 6+6 a
150 Ariste, c'est à toi | d'en instruire notre âge. 6+6 a
Seul tu peux révéler | par quel art tout-puissant 6+6 b
Tu rendis tout à coup | le chantre obéissant. 6+6 b
Tu sais, par quel conseil, | rassemblant le chapitre, 6+6 a
Lui-même, de sa main, | reporta le pupitre ; 6+6 a
155 Et comment le prélat, | de ses respects content, 6+6 b
Le fit du banc fatal | enlever à l'instant. 6+6 b
Parle donc : c'est à toi | d'éclaircir ces merveilles. 6+6 a
Il me suffit, pour moi, | d'avoir su, par mes veilles, 6+6 a
Jusqu'au sixième chant | pousser ma fiction, 6+6 b
160 Et fait d'un vain pupitre | un second Ilion. 6+6 b
Finissons. Aussi bien, | quelque ardeur qui m'inspire, 6+6 a
Quand je songe au héros | qui me reste à décrire, 6+6 a
Qu'il faut parler de toi, | mon esprit éperdu 6+6 b
Demeure sans parole, | interdit, confondu. 6+6 b
165 Ariste, c'est ainsi | qu'en ce sénat illustre 6+6 a
Où Thémis, par tes soins, | reprend son premier lustre, 6+6 a
Quand, la première fois, | un athlète nouveau 6+6 b
Vient combattre en champ clos | aux joutes du barreau, 6+6 b
Souvent, sans y penser, | ton auguste présence 6+6 a
170 Troublant par trop d'éclat | sa timide éloquence, 6+6 a
Le nouveau Cicéron, | tremblant, décoloré, 6+6 b
Cherche en vain son discours | sur sa langue égaré ; 6+6 b
En vain, pour gagner temps, | dans ses transes affreuses, 6+6 a
Traîne d'un dernier mot | les syllabes honteuses ; 6+6 a
175 Il hésite, il bégaye ; | — et le triste orateur 6+6 b
Demeure enfin muet | aux yeux du spectateur. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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