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| = césure
BOI_5/BOI33
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
LE LUTRIN
POÈME HÉROÏ-COMIQUE
1674-1683
CHANT IV
Les cloches, dans les airs, de leurs voix argentines, 6+6 a
Appelaient à grand bruit les chantres à matines, 6+6 a
Quand leur chef, agité d'un sommeil effrayant, 6+6 b
Encor tout en sueur, se réveille en criant. 6+6 b
5 Aux élans redoublés de sa voix douloureuse, 6+6 a
Tous ses valets tremblants quittent la plume oiseuse. 6+6 a
Le vigilant Girot court à lui le premier : 6+6 b
C'est d'un maître si saint le plus digne officier ; 6+6 b
La porte dans le chœur à sa garde est commise ; 6+6 a
10 Valet souple au logis, fier huissier à l'église. 6+6 a
« Quel chagrin, lui dit-il, trouble votre sommeil ? 6+6 b
Quoi ! voulez-vous au chœur prévenir le soleil ? 6+6 b
Ah ! dormez, et laissez à des chantres vulgaires 6+6 a
Le soin d'aller sitôt mériter leurs salaires. 6+6 a
15 — Ami, lui dit le chantre encor pâle d'horreur, 6+6 b
N'insulte point, de grâce, à ma juste terreur ; 6+6 b
Mêle plutôt ici tes soupirs à mes plaintes, 6+6 a
Et tremble, en écoutant le sujet de mes craintes. 6+6 a
Pour la seconde fois un sommeil gracieux 6+6 b
20 Avait sous ses pavots appesanti mes yeux, 6+6 b
Quand, l'esprit enivré d'une douce fumée, 6+6 a
J'ai cru remplir au chœur ma place accoutumée. 6+6 a
Là, triomphant aux yeux des chantres impuissants, 6+6 b
Je bénissais le peuple, et j'avalais l'encens, 6+6 b
25 Lorsque, du fond caché de notre sacristie, 6+6 a
Une épaisse nuée à longs flots est sortie, 6+6 a
Qui, s'ouvrant à mes yeux, dans son bleuâtre éclat, 6+6 b
M'a fait voir un serpent conduit par le prélat. 6+6 b
Du corps de ce dragon, plein de soufre et de nitre, 6+6 a
30 Une tête sortait en forme de pupitre, 6+6 a
Dont le triangle affreux, tout hérissé de crins, 6+6 b
Surpassait en grosseur nos plus épais lutrins. 6+6 b
Animé par son guide, en sifflant il s'avance ; 6+6 a
Contre moi sur mon banc je le vois qui s'élance ;… 6+6 a
35 J'ai crié, mais en vain ; et, fuyant sa fureur, 6+6 b
Je me suis réveillé plein de trouble et d'horreur. » 6+6 b
Le chantre, s'arrêtant à cet endroit funeste, 6+6 a
A ses yeux effrayés laisse dire le reste. 6+6 a
Girot en vain l'assure ; et, riant de sa peur, 6+6 b
40 Nomme sa vision l'effet d'une vapeur. 6+6 b
Le désolé vieillard, qui hait la raillerie, 6+6 a
Lui défend de parler, sort du lit en furie. 6+6 a
On apporte à l'instant ses somptueux habits, 6+6 b
Où sur l'ouate molle éclate le tabis ; 6+6 b
45 D'une longue soutane il endosse la moire ; 6+6 a
Prend ses gants violets, les marques de sa gloire ; 6+6 a
Et saisit, en pleurant, ce rochet, qu'autrefois 6+6 b
Le prélat trop jaloux lui rogna de trois doigts. 6+6 b
Aussitôt, d'un bonnet ornant sa tête grise, 6+6 a
50 Déjà l'aumusse en main il marche vers l'église ; 6+6 a
Et, hâtant de ses ans l'importune langueur, 6+6 b
Court, vole, et le premier arrive dans le chœur. 6+6 b
O toi, qui sur ces bords qu'une eau dormante mouille, 6+6 a
Vis combattre autrefois le rat et la grenouille ; 6+6 a
55 Qui, par les traits hardis d'un bizarre pinceau, 6+6 b
Mis l'Italie en feu pour la perte d'un seau ; 6+6 b
Muse, prête à ma bouche une voix plus sauvage, 6+6 a
Pour chanter le dépit, la colère, la rage 6+6 a
Que le chantre sentit allumer dans son sang, 6+6 b
60 A l'aspect du pupitre élevé sur son banc. 6+6 b
D'abord pâle et muet, de colère immobile, 6+6 a
A force de douleur il demeura tranquille ; 6+6 a
Mais sa voix, s'échappant au travers des sanglots, 6+6 b
Dans sa bouche, à la fin, fit passage à ces mots : 6+6 b
65 « La voilà donc, Girot, cette hydre épouvantable 6+6 a
Que m'a fait voir un songe, hélas ! trop véritable ! 6+6 a
Je le vois, ce dragon tout prêt à m'égorger, 6+6 b
Ce pupitre fatal qui me doit ombrager ! 6+6 b
Prélat, que t'ai-je fait ? quelle rage envieuse 6+6 a
70 Rend pour me tourmenter ton âme ingénieuse ? 6+6 a
Quoi, même dans ton lit, cruel, entre deux draps, 6+6 b
Ta profane fureur ne se repose pas ! 6+6 b
O ciel ! quoi ! sur mon banc une honteuse masse 6+6 a
Désormais me va faire un cachot de ma place ! 6+6 a
75 Inconnu dans l'église, ignoré dans ce lieu, 6+6 b
Je ne pourrai donc plus être vu que de Dieu ! 6+6 b
Ah ! plutôt qu'un moment cet affront m'obscurcisse, 6+6 a
Renonçons à l'autel, abandonnons l'office ; 6+6 a
Et, sans lasser le ciel par des chants superflus, 6+6 b
80 Ne voyons plus un chœur où l'on ne nous voit plus. 6+6 b
Sortons… Mais, cependant, mon ennemi tranquille 6+6 a
Jouira sur son banc de ma rage inutile, 6+6 a
Et verra dans le chœur le pupitre exhaussé 6+6 b
Tourner sur le pivot où sa main l'a placé ! 6+6 b
85 Non ; s'il n'est abattu, je ne saurais plus vivre. 6+6 a
A moi, Girot ! je veux que mon bras m'en délivre ; 6+6 a
Périssons, s'il le faut ; mais de ses ais brisés 6+6 b
Entraînons, en mourant, les restes divisés. » 6+6 b
A ces mots, d'une main par la rage affermie, 6+6 a
90 Il saisissait déjà la machine ennemie, 6+6 a
Lorsqu'en ce sacré lieu, par un heureux hasard, 6+6 b
Entrent Jean le choriste et le sonneur Girard, 6+6 b
Deux Manceaux renommés, en qui l'expérience 6+6 a
Pour les procès est jointe à la vaste science. 6+6 a
95 L'un et l'autre aussitôt prend part à son affront. 6+6 b
Toutefois, condamnant un mouvement trop prompt, 6+6 b
« Du lutrin, disent-ils, abattons la machine, 6+6 a
Mais ne nous chargeons pas tout seuls de sa ruine, 6+6 a
Et que tantôt, aux yeux du chapitre assemblé, 6+6 b
100 Il soit sous trente mains en plein jour accablé. » 6+6 b
Ces mots, des mains du chantre, arrachent le pupitre. 6+6 a
« J'y consens, leur dit-il, assemblons le chapitre ; 6+6 a
Allez donc de ce pas, par de saints hurlements, 6+6 b
Vous-mêmes appeler les chanoines dormants ; 6+6 b
105 Partez. » Mais ce discours les surprend et les glace. 6+6 a
« Nous ! qu'en ce vain projet, pleins d'une folle audace, 6+6 a
Nous allions, dit Girard, la nuit nous engager ! 6+6 b
De notre complaisance osez-vous l'exiger ? 6+6 b
Hé ! seigneur, quand nos cris pourraient, du fond des rues, 6+6 a
110 De leurs appartements percer les avenues, 6+6 a
Réveiller ces valets autour d'eux étendus, 6+6 b
De leur sacré repos ministres assidus, 6+6 b
Et pénétrer des lits au bruit inaccessibles, 6+6 a
Pensez-vous, au moment que les ombres paisibles 6+6 a
115 A ces lits enchanteurs ont su les attacher, 6+6 b
Que la voix d'un mortel les en puisse arracher ? 6+6 b
Deux chantres feront-ils, dans l'ardeur de vous plaire, 6+6 a
Ce que depuis trente ans six cloches n'ont pu faire ? 6+6 a
— Ah ! je vois bien où tend tout ce discours trompeur, 6+6 b
120 Reprend le chaud vieillard : le prélat vous fait peur. 6+6 b
Je vous ai vus cent fois, sous sa main bénissante, 6+6 a
Courber servilement une épaule tremblante. 6+6 a
Eh bien ! allez ; sous lui fléchissez les genoux ; 6+6 b
Je saurai réveiller les chanoines sans vous. 6+6 b
125 Viens, Girot, seul ami qui me reste fidèle : 6+6 a
Prenons du saint jeudi la bruyante crécelle… 6+6 a
Suis-moi… Qu'à son lever le soleil aujourd'hui 6+6 b
Trouve tout le chapitre éveillé devant lui. » 6+6 b
Il dit. Du fond poudreux d'une armoire sacrée, 6+6 a
130 Par les mains de Girot la crécelle est tirée. 6+6 a
Ils sortent à l'instant, et, par d'heureux efforts, 6+6 b
Du lugubre instrument font crier les ressorts. 6+6 b
Pour augmenter l'effroi, la Discorde infernale 6+6 a
Monte dans le Palais, entre dans la Grand'salle, 6+6 a
135 Et, du fond de cet antre, au travers de la nuit, 6+6 b
Fait sortir le Démon du tumulte et du bruit. 6+6 b
Le quartier alarmé n'a plus d'yeux qui sommeillent ; 6+6 a
Déjà de toutes parts les chanoines s'éveillent ; 6+6 a
L'un, croit que le tonnerre est tombé sur les toits, 6+6 b
140 Et que l'église brûle une seconde fois ; 6+6 b
L'autre, encore agité de vapeurs plus funèbres, 6+6 a
Pense être au jeudi saint, croit que l'on dit ténèbres, 6+6 a
Et déjà tout confus, tenant midi sonné, 6+6 b
En soi-même frémit de n'avoir point dîné. 6+6 b
145 Ainsi, lorsque tout prêt à briser cent murailles 6+6 a
Louis, la foudre en main, abandonnant Versailles, 6+6 a
Au retour du soleil et des zéphyrs nouveaux, 6+6 b
Fait dans les champs de Mars déployer ses drapeaux ; 6+6 b
Au seul bruit répandu de sa marche étonnante, 6+6 a
150 Le Danube s'émeut, le Tage s'épouvante, 6+6 a
Bruxelle attend le coup qui la doit foudroyer, 6+6 b
Et le Batave encore est prêt à se noyer. 6+6 b
Mais en vain dans leurs lits un juste effroi les presse : 6+6 a
Aucun ne laisse encor la plume enchanteresse. 6+6 a
155 Pour les en arracher, Girot s'inquiétant, 6+6 b
Va crier qu'au chapitre un repas les attend. 6+6 b
Ce mot, dans tous les cœurs, répand la vigilance : 6+6 a
Tout s'ébranle, tout sort, tout marche en diligence ; 6+6 a
Ils courent au chapitre ; et chacun se pressant 6+6 b
160 Flatte d'un doux espoir son appétit naissant. 6+6 b
Mais, — ô d'un déjeuner vaine et frivole attente ! 6+6 a
— A peine ils sont assis, que, d'une voix dolente, 6+6 a
Le chantre désolé, lamentant son malheur, 6+6 b
Fait mourir l'appétit et naître la douleur. 6+6 b
165 Le seul chanoine Évrard, d'abstinence incapable, 6+6 a
Ose encor proposer qu'on apporte la table ; 6+6 a
Mais il a beau presser, aucun ne lui répond ; 6+6 b
Quand, le premier rompant ce silence profond, 6+6 b
Alain tousse et se lève : Alain, ce savant homme, 6+6 a
170 Qui de Bauny vingt fois a lu toute la Somme, 6+6 a
Qui possède Abélis, qui sait tout Raconis, 6+6 b
Et même entend, dit-on, le latin d'A-Kempis. 6+6 b
« N'en doutez point, leur dit ce savant canoniste, 6+6 a
Ce coup part, j'en suis sûr, d'une main janséniste. 6+6 a
175 Mes yeux en sont témoins : j'ai vu moi-même hier 6+6 b
Entrer chez le prélat le chapelain Garnier. 6+6 b
Arnauld, cet hérétique ardent à nous détruire, 6+6 a
Par ce ministre adroit tente de le séduire. 6+6 a
Sans doute, il aura lu dans son Saint-Augustin 6+6 b
180 Qu'autrefois Saint Louis érigea ce lutrin ; 6+6 b
Il va nous inonder des torrents de sa plume ; 6+6 a
Il faut, pour lui répondre, ouvrir plus d'un volume : 6+6 a
Consultons sur ce point quelque auteur signalé, 6+6 b
Voyons si des lutrins Bauny n'a point parlé ; 6+6 b
185 Étudions enfin, il en est temps encore ; 6+6 a
Et, pour ce grand projet, tantôt, dès que l'Aurore 6+6 a
Rallumera le jour dans l'onde enseveli, 6+6 b
Que chacun prenne en main le moelleux Abéli. » 6+6 b
Ce conseil imprévu de nouveau les étonne : 6+6 a
190 Surtout le gras Évrard d'épouvante en frissonne. 6+6 a
« Moi ! dit-il, qu'à mon âge, écolier tout nouveau, 6+6 b
J'aille pour un lutrin me troubler le cerveau ? 6+6 b
O le plaisant conseil ! Non, non, songeons à vivre. 6+6 a
Va maigrir, si tu veux, et sécher sur un livre ; 6+6 a
195 Pour moi, je lis la Bible autant que l'Alcoran. 6+6 b
Je sais ce qu'un fermier nous doit rendre par an ; 6+6 b
Sur quelle vigne à Reims nous avons hypothèque ; 6+6 a
Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque. 6+6 a
En plaçant un pupitre on croit nous rabaisser ! 6+6 b
200 Mon bras seul, sans latin, saura le renverser. 6+6 b
Que m'importe qu'Arnauld me condamne ou m'approuve ? 6+6 a
J'abats ce qui me nuit partout où je le trouve. 6+6 a
C'est là mon sentiment. A quoi bon tant d'apprêts ? 6+6 b
Du reste, déjeunons, messieurs, et buvons frais. » 6+6 b
205 Ce discours, que soutient l'embonpoint du visage, 6+6 a
Rétablit l'appétit, réchauffe le courage ; 6+6 a
Mais le chantre surtout en paraît rassuré. 6+6 b
« Oui, dit-il, le pupitre a déjà trop duré : 6+6 b
Allons sur sa ruine assurer ma vengeance ; 6+6 a
210 Donnons à ce grand œuvre une heure d'abstinence ; 6+6 a
Et qu'au retour tantôt un ample déjeuner 6+6 b
Longtemps nous tienne à table, et s'unisse au dîner. » 6+6 b
Aussitôt il se lève, et la troupe fidèle 6+6 a
Par ces mots attirants sent redoubler son zèle. 6+6 a
215 Ils marchent droit au chœur d'un pas audacieux ; 6+6 b
Et bientôt le lutrin se fait voir à leurs yeux. 6+6 b
A ce terrible objet aucun d'eux ne consulte : 6+6 a
Sur l'ennemi commun ils fondent en tumulte ; 6+6 a
Ils sapent le pivot, qui se défend en vain ; 6+6 b
220 Chacun sur lui d'un coup veut honorer sa main ; 6+6 b
Enfin sous tant d'efforts la machine succombe, 6+6 a
Et son corps entr'ouvert chancelle, éclate, et tombe. 6+6 a
Tel, sur les monts glacés des farouches Gélons, 6+6 b
Tombe un chêne battu des voisins aquilons ; 6+6 b
225 Ou tel, abandonné de ses poutres usées, 6+6 a
Fond enfin un vieux toit sous ses tuiles brisées… 6+6 a
La masse est emportée, et ses ais arrachés 6+6 b
Sont aux yeux des mortels chez le chantre cachés. 6+6 b
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