Métrique en Ligne
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F = "e" féminin
| = césure
BOI_5/BOI32
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
LE LUTRIN
POÈME HÉROÏ-COMIQUE
1674-1683
CHANT III
Mais la Nuit aussitôt, de ses ailes affreuses, 6+6 a
Couvre des Bourguignons les campagnes vineuses, 6+6 a
Revole vers Paris, et, hâtant son retour, 6+6 b
Déjà de Montlhéry voit la fameuse tour. 6+6 b
5 Ses murs, dont le sommet se dérobe à la vue, 6+6 a
Sur la cime d'un roc s'allongent dans la nue, 6+6 a
Et, présentant de loin leur objet ennuyeux, 6+6 b
Du passant qui le fuit, semblent suivre les yeux. 6+6 b
Mille oiseaux effrayants, mille corbeaux funèbres 6+6 a
10 De ces murs désertés habitent les ténèbres : 6+6 a
Là, depuis trente hivers, un hibou reti 6+6 b
Trouvait contre le jour un refuge assuré. 6+6 b
Des désastres fameux ce messager fidèle 6+6 a
Sait toujours des malheurs la première nouvelle ; 6+6 a
15 Et, tout prêt d'en semer le présage odieux, 6+6 b
Il attendait la Nuit dans ces sauvages lieux. 6+6 b
Aux cris qu'à son abord vers le ciel il envoie, 6+6 a
Il rend tous ses voisins attristés de sa joie. 6+6 a
La plaintive Progné de douleur en frémit, 6+6 b
20 Et, dans les bois prochains, Philomèle en gémit. 6+6 b
« Suis-moi, » lui dit la Nuit. L'oiseau plein d'allégresse 6+6 a
Reconnaît à ce ton la voix de sa mtresse ; 6+6 a
Il la suit ; et tous deux, d'un cours précipité, 6+6 b
De Paris, à l'instant, abordent la Cité. 6+6 b
25 Là, s'élançant d'un vol que le vent favorise, 6+6 a
Ils montent au sommet de la fatale église. 6+6 a
La Nuit baisse la vue, et, du haut du clocher, 6+6 b
Observe les guerriers, les regarde marcher : 6+6 b
Elle voit le barbier, qui d'une main légère, 6+6 a
30 Tient un verre de vin qui rit dans la fougère ; 6+6 a
Et chacun, tour à tour s'inondant de ce jus, 6+6 b
Célébrer, en buvant, Gilotin et Bacchus. 6+6 b
« Ils triomphent, dit-elle, et leur âme abue 6+6 a
Se promet dans mon ombre une victoire aie ; 6+6 a
35 Mais, allons ; il est temps qu'ils connaissent la Nuit. » 6+6 b
A ces mots, regardant le hibou qui la suit, 6+6 b
Elle perce les murs de la voûte sacrée ; 6+6 a
Jusqu'en la sacristie elle s'ouvre une entrée ; 6+6 a
Et, dans le ventre creux du pupitre fatal, 6+6 b
40 Va placer de ce pas le sinistre animal. 6+6 b
Mais les trois champions, pleins de vin et d'audace, 6+6 a
Du Palais cependant passent la grande place ; 6+6 a
Et, suivant de Bacchus les auspices sacrés, 6+6 b
De l'auguste Chapelle ils montent les degrés. 6+6 b
45 Ils atteignaient dé le superbe portique 6+6 a
Où Ribou le libraire, au fond de sa boutique, 6+6 a
Sous vingt fidèles clefs garde et tient en dépôt 6+6 b
L'amas toujours entier des écrits de Haynaut. : 6+6 b
Quand Boirude, qui voit que le péril approche, 6+6 a
50 Les arrête ; et, tirant un fusil de sa poche, 6+6 a
Des veines d'un caillou, qu'il frappe au même instant, 6+6 b
Il fait jaillir un feu qui pétille en sortant ; 6+6 b
Et bientôt, au brasier d'une mèche enflammée 6+6 a
Montre, à l'aide du soufre une cire allue. 6+6 a
55 Cet astre tremblotant, dont le jour les conduit, 6+6 b
Est pour eux un soleil au milieu de la nuit. 6+6 b
Le temple, à sa faveur, est ouvert par Boirude ; 6+6 a
Ils passent de la nef la vaste solitude ; 6+6 a
Et dans la sacristie entrant, non sans terreur, 6+6 b
60 En percent jusqu'au fond la ténébreuse horreur. 6+6 b
C'est là, que du lutrin gît la machine énorme. 6+6 a
La troupe quelque temps en admire la forme. 6+6 a
Mais le barbier, qui tient les moments précieux : 6+6 b
« Ce spectacle n'est pas pour amuser nos yeux, 6+6 b
65 Dit-il ; le temps est cher ; portons-le dans le temple ; 6+6 a
C'est là qu'il faut demain qu'un prélat le contemple. » 6+6 a
Et d'un bras, à ces mots, qui peut tout ébranler, 6+6 b
Lui-même, se courbant, s'apprête à le rouler. 6+6 b
Mais à peine il y touche, ô prodige incroyable ! 6+6 a
70 Que du pupitre sort une voix effroyable. 6+6 a
Brontin en est ému, le sacristain pâlit, 6+6 b
Le perruquier commence à regretter son lit. 6+6 b
Dans son hardi projet toutefois il s'obstine, 6+6 a
Lorsque, des flancs poudreux de la vaste machine, 6+6 a
75 L'oiseau sort en courroux, et, d'un cri menaçant, 6+6 b
Achève d'étonner le barbier frémissant. 6+6 b
De ses ailes dans l'air secouant la poussière, 6+6 a
Dans la main de Boirude il éteint la lumière. 6+6 a
Les guerriers à ce coup demeurent confondus ; 6+6 b
80 Ils regagnent la nef, de frayeur éperdus ; 6+6 b
Sous leurs corps tremblotants leurs genoux s'affaiblissent ; 6+6 a
D'une subite horreur leurs cheveux se hérissent ; 6+6 a
Et bientôt, au travers des ombres de la nuit, 6+6 b
Le timide escadron se dissipe et s'enfuit. 6+6 b
85 Ainsi lorsqu'en un coin, qui leur tient lieu d'asile, 6+6 a
D'écoliers libertins une troupe indocile, 6+6 a
Loin des yeux d'un préfet au travail assidu, 6+6 b
Va tenir quelquefois un brelan défendu, 6+6 b
Si du veillant Argus la figure effrayante 6+6 a
90 Dans l'ardeur du plaisir à leurs yeux se présente, 6+6 a
Le jeu cesse à l'instant, l'asile est déserté, 6+6 b
Et tout fuit à grands pas le tyran redouté. 6+6 b
La Discorde, qui voit leur honteuse disgrâce, 6+6 a
Dans les airs cependant tonne, éclate, menace, 6+6 a
95 Et, malgré la frayeur dont leurs cœurs sont glacés, 6+6 b
S'apprête à réunir ses soldats dispersés. 6+6 b
Aussitôt, de Sidrac elle emprunte l'image : 6+6 a
Elle ride son front, allonge son visage ; 6+6 a
Sur un bâton noueux laisse courber son corps, 6+6 b
100 Dont la chicane semble animer les ressorts ; 6+6 b
Prend un cierge en sa main ; et, d'une voix cassée, 6+6 a
Vient ainsi gourmander la troupe terrassée : 6+6 a
« Lâches, où fuyez-vous ? Quelle peur vous abat ? 6+6 b
Aux cris d'un vil oiseau vous cédez sans combat ! 6+6 b
105 Où sont ces beaux discours jadis si pleins d'audace ? 6+6 a
Craignez-vous d'un hibou l'impuissante grimace ? 6+6 a
Que feriez-vous, hélas ! si quelque exploit nouveau 6+6 b
Chaque jour, comme moi, vous trnait au barreau ; 6+6 b
S'il fallait, sans amis, briguant une audience, 6+6 a
110 D'un magistrat gla soutenir la présence ; 6+6 a
Ou, d'un nouveau procès hardi solliciteur, 6+6 b
Aborder sans argent un clerc de rapporteur ? 6+6 b
Croyez-moi, mes enfants, je vous parle à bon titre : 6+6 a
J'ai moi seul autrefois plaidé tout un Chapitre ; 6+6 a
115 Et le barreau n'a point de monstres si hagards, 6+6 b
Dont mon œil n'ait cent fois soutenu les regards. 6+6 b
Tous les jours sans trembler j'assiégeais leurs passages. 6+6 a
— L'Église était alors fertile en grands courages ! 6+6 a
— Le moindre d'entre nous, sans argent, sans appui, 6+6 b
120 Eût plaidé le prélat et le chantre avec lui. 6+6 b
Le monde, de qui l'âge avance les ruines, 6+6 a
Ne peut plus enfanter de ces âmes divines ; 6+6 a
Mais, que vos cœurs, du moins, imitant leurs vertus, 6+6 b
De l'aspect d'un hibou ne soient pas abattus. 6+6 b
125 Songez, quel déshonneur va souiller votre gloire, 6+6 a
Quand le chantre demain entendra sa victoire. 6+6 a
Vous verrez, tous les jours, le chanoine insolent, 6+6 b
Au seul mot de hibou vous sourire en parlant. 6+6 b
Votre âme, à ce penser, de colère murmure 6+6 a
130 Allez donc, de ce pas, en prévenir l'injure ; 6+6 a
Méritez les lauriers qui vous sont réservés ; 6+6 b
Et ressouvenez-vous quel prélat vous servez. 6+6 b
Mais déjà la fureur dans vos yeux étincelle : 6+6 a
Marchez, courez, volez où l'honneur vous appelle ; 6+6 a
135 Que le prélat, surpris d'un changement si prompt, 6+6 b
Apprenne la vengeance aussitôt que l'affront. » 6+6 b
En achevant ces mots, la Déesse guerrière 6+6 a
De son pied trace en l'air un sillon de lumière, 6+6 a
Rend aux trois champions leur intrépidité, 6+6 b
140 Et les laisse tout pleins de sa divinité. 6+6 b
C'est ainsi, grand Condé, qu'en ce combat célèbre, 6+6 a
Où ton bras fit trembler le Rhin, l'Escaut, et l'Èbre, 6+6 a
Lorsqu'aux plaines de Lens nos bataillons poussés 6+6 b
Furent presque à tes yeux ouverts et renversés, 6+6 b
145 Ta valeur, arrêtant les troupes fugitives, 6+6 a
Rallia d'un regard leurs cohortes craintives, 6+6 a
Répandit dans leurs rangs ton esprit belliqueux, 6+6 b
Et força la victoire à te suivre avec eux. 6+6 b
La colère à l'instant succédant à la crainte, 6+6 a
150 Ils rallument le feu de leur bougie éteinte ; 6+6 a
Ils rentrent ; l'oiseau sort ; l'escadron raffermi 6+6 b
Rit du honteux départ d'un si faible ennemi. 6+6 b
Aussitôt, dans le chœur la machine emportée 6+6 a
Est sur le banc du chantre à grand bruit remone. 6+6 a
155 Ses ais demi-pourris, que l'âge a relâchés, 6+6 b
Sont à coups de maillet unis et rapprochés. 6+6 b
Sous les coups redoublés tous les bancs retentissent ; 6+6 a
Les murs en sont émus ; les voûtes en mugissent, 6+6 a
Et l'orgue même en pousse un long gémissement. 6+6 b
160 Que fais-tu, chantre, hélas ! dans ce triste moment ? 6+6 b
Tu dors d'un profond somme, et ton cœur sans alarmes 6+6 a
Ne sait pas qu'on bâtit l'instrument de tes larmes ! 6+6 a
Oh ! que si quelque bruit, par un heureux réveil, 6+6 b
T'annonçait du lutrin le funeste appareil ! 6+6 b
165 Avant que de souffrir qu'on en posât la masse, 6+6 a
Tu viendrais en apôtre expirer dans ta place, 6+6 a
Et, martyr glorieux d'un point d'honneur nouveau, 6+6 b
Offrir ton corps aux clous et ta tête au marteau. 6+6 b
Mais déjà sur ton banc la machine enclae 6+6 a
170 Est, durant ton sommeil, à ta honte élee : 6+6 a
Le sacristain achève en deux coups de rabot ; 6+6 b
Et le pupitre enfin tourne sur son pivot. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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