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BOI_3/BOI19
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
ÉPITRES
1670-1698
ÉPÎTRE VI
A M. DE LAMOIGNON, AVOCAT GÉNÉRAL
Oui, Lamoignon, je fuis les chagrins de la ville, 6+6 a
Et contre eux la campagne est mon unique asile. 6+6 a
Du lieu qui m'y retient veux-tu voir le tableau ? 6+6 b
C'est un petit village, ou plutôt un hameau, 6+6 b
5 Bâti sur le penchant d'un long rang de collines, 6+6 a
D'où l'œil s'égare au loin dans les plaines voisines. 6+6 a
La Seine, au pied des monts que son flot vient laver, 6+6 b
Voit du sein de ses eaux vingt îles s'élever, 6+6 b
Qui, partageant son cours en diverses manières, 6+6 a
10 D'une rivière seule y forment vingt rivières. 6+6 a
Tous ses bords sont couverts de saules non plantés 6+6 b
Et de noyers, souvent du passant insultés. 6+6 b
Le village, au-dessus, forme un amphithéâtre. 6+6 a
L'habitant ne connaît ni la chaux ni le plâtre, 6+6 a
15 Et dans le roc, qui cède et se coupe aisément, 6+6 b
Chacun sait de sa main creuser son logement. 6+6 b
La maison du Seigneur, seule un peu plus ornée, 6+6 a
Se présente au dehors, de murs environnée ; 6+6 a
Le soleil en naissant la regarde d'abord, 6+6 b
20 Et le mont la défend des outrages du Nord. 6+6 b
C'est là, cher Lamoignon, que mon esprit tranquille 6+6 a
Met à profit les jours que la Parque me file : 6+6 a
Ici, dans un vallon bornant tous mes désirs, 6+6 b
J'achète à peu de frais de solides plaisirs. 6+6 b
25 Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies, 6+6 a
J'occupe ma raison d'utiles rêveries. 6+6 a
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construi, 6+6 b
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui. 6+6 b
Quelquefois, aux appâts d'un hameçon perfide, 6+6 a
30 J'amorce en badinant le poisson trop avide ; 6+6 a
Ou, d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair, 6+6 b
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air. 6+6 b
Une table, au retour, propre et non magnifique, 6+6 a
Nous présente un repas agréable et rustique : 6+6 a
35 Là, sans s'assujettir aux dogmes du Broussain, 6+6 b
Tout ce qu'on boit est bon, tout ce qu'on mange est sain ; 6+6 b
La maison le fournit, la fermière l'ordonne ; 6+6 a
Et, mieux que Bergerat, l'appétit l'assaisonne. 6+6 a
O fortuné séjour ! ô champs aimés des cieux ! 6+6 b
40 Que pour jamais foulant vos prés délicieux, 6+6 b
Ne puis-je ici fixer ma course vagabonde, 6+6 a
Et, connu de vous seuls, oublier tout le monde ! 6+6 a
Mais à peine, du sein de vos vallons chéris 6+6 b
Arraché malgré moi, je rentre dans Paris, 6+6 b
45 Qu'en tous lieux les chagrins m'attendent au passage. 6+6 a
Un cousin, abusant d'un fâcheux parentage, 6+6 a
Veut qu'encor tout poudreux, et sans me débotter, 6+6 b
Chez vingt juges pour lui j'aille solliciter : 6+6 b
Il faut voir de ce pas les plus considérables, 6+6 a
50 L'un demeure au Marais, et l'autre aux Incurables. 6+6 a
Je reçois vingt avis qui me glacent d'effroi : 6+6 b
« Hier, dit-on, de vous on parla chez le Roi, 6+6 b
Et d'attentat horrible on traita la satire. 6+6 a
— Et, le Roi, que dit-il ? — Le Roi se prit à rire. 6+6 a
55 Contre vos derniers vers on est fort en courroux ; 6+6 b
Pradon a mis au jour un livre contre vous, 6+6 b
Et, chez le chapelier du coin de notre place, 6+6 a
Autour d'un caudebec j'en ai lu la préface ; 6+6 a
L'autre jour, sur un mot la cour vous condamna ; 6+6 b
60 Le bruit court qu'avant-hier on vous assassina ; 6+6 b
Un écrit scandaleux sous votre nom se donne, 6+6 a
D'un pasquin qu'on a fait, au Louvre on vous soupçonne. 6+6 a
— Moi ? — Vous : on nous l'a dit dans le Palais-Royal. » 6+6 b
Douze ans sont écoulés, depuis le jour fatal 6+6 b
65 Qu'un libraire, imprimant les essais de ma plume, 6+6 a
Donna, pour mon malheur, un trop heureux volume. 6+6 a
Toujours, depuis ce temps, en proie aux sots discours, 6+6 b
Contre eux la vérité m'est un faible secours. 6+6 b
Vient-il de la province une Satire fade, 6+6 a
70 D'un plaisant du pays insipide boutade, 6+6 a
Pour la faire courir on dit qu'elle est de moi, 6+6 b
Et le sot campagnard le croit de bonne foi. 6+6 b
J'ai beau prendre à témoin et la cour et la ville : 6+6 a
« Non, à d'autres, dit-il, on connaît votre style 6+6 a
75 Combien de temps ces vers vous ont-ils bien coûté ? 6+6 b
— Ils ne sont point de moi, monsieur, en vérité : 6+6 b
Peut-on m'attribuer ces sottises étranges ? 6+6 a
— Ah ! monsieur, vos mépris vous servent de louanges. » 6+6 a
Ainsi de cent chagrins dans Paris accablé, 6+6 b
80 Juge si, toujours triste, interrompu, troublé, 6+6 b
Lamoignon, j'ai le temps de courtiser les Muses. 6+6 a
Le monde cependant se rit de mes excuses, 6+6 a
Croit que, pour m'inspirer sur chaque événement, 6+6 b
Apollon doit venir au premier mandement. 6+6 b
85 « Un bruit court que le Roi va tout réduire en poudre 6+6 a
Et dans Valencienne est entré comme un foudre ; 6+6 a
Que Cambrai, des Français l'épouvantable écueil, 6+6 b
A vu tomber enfin ses murs et son orgueil ; 6+6 b
Que, devant Saint-Omer, Nassau, par sa défaite, 6+6 a
90 De Philippe vainqueur rend la gloire complète ; 6+6 a
Dieu sait comme les vers chez vous s'en vont couler ! » 6+6 b
Dit d'abord un ami qui veut me cajoler 6+6 b
Et, dans ce temps guerrier, si fécond en Achilles, 6+6 a
Croit que l'on fait les vers, comme l'on prend les villes. 6+6 a
95 Mais moi, dont le génie est mort en ce moment, 6+6 b
Je ne sais que répondre à ce vain compliment ; 6+6 b
Et, justement confus de mon peu d'abondance, 6+6 a
Je me fais un chagrin du bonheur de la France. 6+6 a
Qu'heureux est le mortel, qui, du monde ignoré, 6+6 b
100 Vit content de soi-même en un coin retiré ; 6+6 b
Que l'amour de ce rien qu'on nomme renommée 6+6 a
N'a jamais enivré d'une vaine fumée ; 6+6 a
Qui de sa liberté forme tout son plaisir 6+6 b
Et ne rend qu'à lui seul compte de son loisir ! 6+6 b
105 Il n'a point à souffrir d'affronts ni d'injustices, 6+6 a
Et du peuple inconstant il brave les caprices. 6+6 a
Mais, nous autres, faiseurs de livres et d'écrits, 6+6 b
Sur les bords du Permesse aux louanges nourris, 6+6 b
Nous ne saurions briser nos fers et nos entraves. 6+6 a
110 Du lecteur dédaigneux honorables esclaves, 6+6 a
Du rang où notre esprit une fois s'est fait voir, 6+6 b
Sans un fâcheux éclat, nous ne saurions déchoir. 6+6 b
Le public, enrichi du tribut de nos veilles, 6+6 a
Croit qu'on doit ajouter merveilles sur merveilles ; 6+6 a
115 Au comble parvenus il veut que nous croissions ; 6+6 b
Il veut, en vieillissant, que nous rajeunissions : 6+6 b
Cependant tout décroît, et, moi-même, à qui l'âge 6+6 a
D'aucune ride encor n'a flétri le visage, 6+6 a
Déjà moins plein de feu, pour animer ma voix, 6+6 b
120 J'ai besoin du silence et de l'ombre des bois ; 6+6 b
Ma Muse, qui se plaît dans leurs routes perdues, 6+6 a
Ne saurait plus marcher sur le pavé des rues ; 6+6 a
Ce n'est que dans ces bois, propres à m'exciter, 6+6 b
Qu'Apollon quelquefois daigne encor m'écouter. 6+6 b
125 Ne demande donc plus par quelle humeur sauvage 6+6 a
Tout l'été, loin de toi, demeurant au village, 6+6 a
J'y passe obstinément les ardeurs du Lion, 6+6 b
Et montre pour Paris si peu de passion. 6+6 b
C'est à toi, Lamoignon, que le rang, la naissance, 6+6 a
130 Le mérite éclatant, et la haute éloquence, 6+6 a
Appellent dans Paris aux sublimes emplois, 6+6 b
Qu'il sied bien d'y veiller pour le maintien des lois : 6+6 b
Tu dois là tous tes soins au bien de ta patrie ; 6+6 a
Tu ne t'en peux bannir que l'orphelin ne crie, 6+6 a
135 Que l'oppresseur ne montre un front audacieux ; 6+6 b
Et Thémis pour voir clair a besoin de tes yeux. 6+6 b
Mais, pour moi, de Paris citoyen inhabile, 6+6 a
Qui ne lui puis fournir qu'un rêveur inutile, 6+6 a
Il me faut du repos, des prés et des forêts. 6+6 b
140 Laisse-moi donc ici, sous leurs ombrages frais, 6+6 b
Attendre que septembre ait ramené l'automne, 6+6 a
Et que Cérès contente ait fait place à Pomone. 6+6 a
Quand Bacchus comblera de ses, nouveaux bienfaits 6+6 b
Le vendangeur ravi de ployer sous le faix, 6+6 b
145 Aussitôt ton ami, redoutant moins la ville, 6+6 a
T'ira joindre à Paris, pour s'enfuir à Bâville. 6+6 a
Là, dans le seul loisir que Thémis t'a laissé, 6+6 b
Tu me verras souvent à te suivre empressé, 6+6 b
Pour monter à cheval rappelant mon audace, 6+6 a
150 Apprenti cavalier galoper sur ta trace. 6+6 a
Tantôt, sur l'herbe assis, au pied de ces coteaux 6+6 b
Où Polycrène épand ses libérales eaux, 6+6 b
Lamoignon, nous irons, libres d'inquiétude, 6+6 a
Discourir des vertus dont tu fais ton étude ; 6+6 a
155 Chercher quels sont les biens véritables ou faux ; 6+6 b
Si l'honnête homme en soi doit souffrir des défauts ; 6+6 b
Quel chemin le plus droit à la gloire nous guide, 6+6 a
Ou la vaste science, ou la vertu solide. 6+6 a
C'est ainsi que chez toi tu sauras m'attacher. 6+6 b
160 Heureux, si les fâcheux, prompts à nous y chercher, 6+6 b
N'y viennent point semer l'ennuyeuse tristesse ! 6+6 a
Car, dans ce grand concours d'hommes de toute espèce, 6+6 a
Que sans cesse à Bâville attire le devoir, 6+6 b
Au lieu de quatre amis qu'on attendait le soir, 6+6 b
165 Quelquefois, de fâcheux arrivent trois volées 6+6 a
Qui du parc à l'instant assiègent les allées. 6+6 a
Alors, sauve qui peut ! et, quatre fois heureux, 6+6 b
Qui sait pour s'échapper quelque antre ignoré d'eux ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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