Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
BOI_2/BOI2
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
SATIRES
1666-1716
SATIRE I
Damon, ce grand auteur | dont la Muse fertile 6+6 a
Amusa si longtemps | et la cour et la ville, 6+6 a
Mais, qui n'étant vêtu | que de simple bureau, 6+6 b
Passe l'été sans linge, | et l'hiver sans manteau, 6+6 b
5 Et de qui le corps sec | et la mine affamée 6+6 a
N'en sont pas mieux refaits | pour tant de renommée, 6+6 a
Las de perdre en rimant | et sa peine et son bien, 6+6 b
D'emprunter en tous lieux, | et de ne gagner rien, 6+6 b
Sans habits, sans argent, | ne sachant plus que faire, 6+6 a
10 Vient de s'enfuir, chargé | de sa seule misère, 6+6 a
Et, bien loin des sergents, | des clercs, et du palais, 6+6 b
Va chercher un repos | qu'il ne trouva jamais, 6+6 b
Sans attendre qu'ici | la justice ennemie 6+6 a
L'enferme en un cachot | le reste de sa vie, 6+6 a
15 Ou que d'un bonnet vert | le salutaire affront 6+6 b
Flétrisse les lauriers | qui lui couvrent le front. 6+6 b
Mais, le jour qu'il partit, | plus défait et plus blême 6+6 a
Que n'est un pénitent | sur la fin d'un carême, 6+6 a
La colère dans l'âme, | et le feu dans les yeux, 6+6 b
20 Il distilla sa rage | en ces tristes adieux : 6+6 b
« Puisqu'en ce lieu, jadis | aux Muses si commode, 6+6 a
Le mérite et l'esprit | ne sont plus à la mode ; 6+6 a
Qu'un poète, dit-il, | s'y voit maudit de Dieu ; 6+6 b
Et qu'ici la vertu | n'a plus ni feu ni lieu ; 6+6 b
25 Allons du moins chercher | quelque antre ou quelque roche 6+6 a
D'où jamais ni l'huissier | ni le sergent n'approche, 6+6 a
Et, sans lasser le ciel | par des vœux impuissants, 6+6 b
Mettons-nous à l'abri | des injures du temps, 6+6 b
Tandis que, libre encor | malgré les destinées, 6+6 a
30 Mon corps n'est pas courbé | sous le faix des années, 6+6 a
Qu'on ne voit point mes pas | sous l'âge chanceler, 6+6 b
Et qu'il reste à la Parque | encor de quoi -filer. 6+6 b
C'est là, dans mon malheur, | le seul conseil à suivre. 6+6 a
Que George vive ici, | puisque George y sait vivre, 6+6 a
35 Qu'un million comptant, | par ses fourbes acquis, 6+6 b
De clerc, jadis laquais, | a fait comte et marquis ! 6+6 b
Que Jaquin vive ici, | dont l'adresse funeste 6+6 a
A plus causé de maux | que la guerre et la peste ; 6+6 a
Qui, de ses revenus | écrits par alphabet, 6+6 b
40 Peut fournir aisément | un Calepin complet ! 6+6 b
Qu'il règne dans ces lieux, | il a droit de s'y plaire ! 6+6 a
Mais, moi, vivre à Paris ! | Eh ! qu'y voudrais-je faire ? 6+6 a
Je ne sais ni tromper, | ni feindre, ni mentir ; 6+6 b
Et, quand je le pourrais, | je n'y puis consentir. 6+6 b
45 Je ne sais point, en lâche, | essuyer les outrages 6+6 a
D'un faquin orgueilleux | qui vous tient à ses gages ; 6+6 a
De mes sonnets flatteurs | lasser tout l'univers ; 6+6 b
Et vendre au plus offrant | mon encens et mes vers. 6+6 b
Pour un si bas emploi | ma Muse est trop altière. 6+6 a
50 Je suis rustique et fier, | et j'ai l'âme grossière. 6+6 a
Je ne puis rien nommer, | si ce n'est par son nom : 6+6 b
J'appelle un chat, un chat, | et Rolet, un fripon. 6+6 b
De servir un amant, | je n'en ai pas l'adresse. 6+6 a
J'ignore ce grand art | qui gagne une maîtresse, 6+6 a
55 Et je suis à Paris, | triste, pauvre et reclus, 6+6 b
Ainsi qu'un corps sans âme, | ou devenu perclus. 6+6 b
« Mais, pourquoi, dira-t-on, | cette vertu sauvage 6+6 a
Qui court à l'hôpital, | et n'est plus en usage ? 6+6 a
La richesse permet | une juste fierté, 6+6 b
60 Mais il faut être souple | avec la pauvreté. 6+6 b
C'est par là qu'un auteur | que presse l'indigence 6+6 a
Peut des astres malins | corriger l'influence, 6+6 a
Et que le sort burlesque, | en ce siècle de fer, 6+6 b
D'un pédant, quand il veut, | sait faire un duc et pair. 6+6 b
65 Ainsi de la vertu | la fortune se joue : 6+6 a
Tel aujourd'hui triomphe | au plus haut de sa roue, 6+6 a
Qu'on verrait, de couleurs | bizarrement orné, 6+6 b
Conduire le carrosse | où l'on le voit traîné, 6+6 b
Si dans les droits du roi | sa funeste science 6+6 a
70 Par deux ou trois avis | n'eût ravagé la France. 6+6 a
Je sais qu'un juste effroi, | l'éloignant de ces lieux, 6+6 b
L'a fait pour quelques mois | disparaître à nos yeux : 6+6 b
Mais, en vain, pour un temps, | une taxe l'exile ; 6+6 a
On le verra bientôt, | pompeux, en cette ville, 6+6 a
75 Marcher encor chargé | des dépouilles d'autrui, 6+6 b
Et jouir du ciel même | irrité contre lui, 6+6 b
Tandis que Colletet, | crotté jusqu'à l'échine, 6+6 a
S'en va chercher son pain | de cuisine en cuisine, 6+6 a
Savant en ce métier, | si cher aux beaux esprits, 6+6 b
80 Dont Montmaur autrefois | fit leçon dans Paris. 6+6 b
« Il est vrai que du roi | la bonté secourable 6+6 a
Jette enfin sur la Muse | un regard favorable, 6+6 a
Et, réparant du sort | l'aveuglement fatal, 6+6 b
Va tirer désormais | Phébus de l'hôpital. 6+6 b
85 On doit tout espérer | d'un monarque si juste. 6+6 a
Mais, sans un Mécénas, | à quoi sert un Auguste ? 6+6 a
Et, fait comme je suis, | au siècle d'aujourd'hui, 6+6 b
Qui voudra s'abaisser | à me servir d'appui ? 6+6 b
Et puis, comment percer | cette foule effroyable 6+6 a
90 De rimeurs affamés, | dont le nombre l'accable, 6+6 a
Qui, dès que sa main s'ouvre, | y courent les premiers, 6+6 b
Et ravissent un bien | qu'on devait aux derniers, 6+6 b
Gomme on voit les frelons, | troupe lâche et stérile, 6+6 a
Aller piller le miel | que l'abeille distille ? 6+6 a
95 Cessons donc d'aspirer | à ce prix tant vanté 6+6 b
Que donne la faveur | à l'importunité. 6+6 b
Saint-Amant n'eut du ciel | que sa veine en partage, 6+6 a
L'habit qu'il eut sur lui | fut son seul héritage, 6+6 a
Un lit et deux placets | composaient tout son bien, 6+6 b
100 Ou, pour en mieux parler, | Saint-Amant n'avait rien. 6+6 b
Mais quoi ! las de traîner | une vie importune, 6+6 a
Il engagea ce rien | pour chercher la fortune, 6+6 a
Et, tout chargé de vers | qu'il devait mettre au jour, 6+6 b
Conduit d'un vain espoir, | il parut à la cour. 6+6 b
105 Qu'arriva-t-il enfin | de sa Muse abusée ? 6+6 a
Il en revint couvert | de honte et de risée ; 6+6 a
Et la fièvre, au retour, | terminant son destin, 6+6 b
Fit par avance en lui | ce qu'aurait fait la faim. 6+6 b
Un poète à la cour | fut jadis à la mode, 6+6 a
110 Mais des fous aujourd'hui | c'est le plus incommode, 6+6 a
Et l'esprit le plus beau, | l'auteur le plus poli, 6+6 b
N'y parviendra jamais | au sort de l'Angéli. 6+6 b
« Faut-il donc désormais | jouer un nouveau rôle ? 6+6 a
Dois-je, las d'Apollon, | recourir à Bartole ? 6+6 a
115 Et, feuilletant Louet | allongé par Brodeau, 6+6 b
D'une robe à longs plis | balayer le barreau ? 6+6 b
Mais, à ce seul penser, | je sens que je m'égare. 6+6 a
Moi ! que j'aille crier | dans ce pays barbare, 6+6 a
Où l'on voit tous les jours | l'innocence aux abois 6+6 b
120 Errer dans les détours | d'un dédale de lois, 6+6 b
Et, dans l'amas confus | des chicanes énormes, 6+6 a
Ce qui fut blanc au fond, | rendu noir par les formes ! 6+6 a
Où Patru gagne moins | qu'Huot et Le Mazier, 6+6 b
Et dont les Cicérons | se font chez Pé-Fournier ! 6+6 b
125 Avant qu'un tel dessein | m'entre dans la pensée, 6+6 a
On pourra voir la Seine | à la Saint-Jean glacée, 6+6 a
Arnauld à Charenton | devenir huguenot, 6+6 b
Saint-Sorlin janséniste, | et Saint-Pavin bigot. 6+6 b
« Quittons donc pour jamais | une ville importune, 6+6 a
130 Où l'honneur a toujours | guerre avec la fortune ; 6+6 a
Où le vice orgueilleux | s'érige en souverain, 6+6 b
Et va la mitre en tête | et la crosse à la main ; 6+6 b
Où la science, triste, | affreuse, délaissée, 6+6 a
Est partout des bons lieux | comme infâme chassée ; 6+6 a
135 Où le seul art en vogue | est l'art de bien voler ; 6+6 b
Où tout me choque ; enfin, | où… Je n'ose parler. 6+6 b
Et quel homme si froid | ne serait plein de bile, 6+6 a
A l'aspect odieux | des mœurs de cette ville ? 6+6 a
Qui pourrait les souffrir ? | et qui, pour les blâmer, 6+6 b
140 Malgré Muse et Phébus | n'apprendrait à rimer ? 6+6 b
Non, non, sur ce sujet | pour écrire avec grâce, 6+6 a
Il ne faut pas monter | au sommet du Parnasse, 6+6 a
Et, sans aller rêver | dans le double vallon, 6+6 b
La colère suffit, | et vaut un Apollon ! 6+6 b
145 — Tout beau, dira quelqu'un, | vous entrez en furie, 6+6 a
« A quoi bon ces grands mots ? | doucement, je vous prie, 6+6 a
« Ou bien, montez en chaire, | et là, comme un docteur, 6+6 b
« Allez de vos sermons | endormir l'auditeur. 6+6 b
« C'est là que bien ou mal | on a droit de tout dire. » 6+6 a
150 — Ainsi parle un esprit | qu'irrite la satire ; 6+6 a
Qui contre ses défauts | croit être en sûreté 6+6 b
En raillant d'un censeur | la triste austérité ; 6+6 b
Qui fait l'homme intrépide, | et, tremblant de faiblesse, 6+6 a
Attend pour croire en Dieu | que la fièvre le presse ; 6+6 a
155 Et, toujours dans l'orage | au ciel levant les mains, 6+6 b
Dès que l'air est calmé, | rit des faibles humains. 6+6 b
Car, de penser alors | qu'un Dieu tourne le monde, 6+6 a
Et règle les ressorts | de la machine ronde, 6+6 a
Ou qu'il est une vie | au delà du trépas, 6+6 b
160 C'est là, tout haut du moins, | ce qu'il n'avouera pas. 6+6 b
Pour moi, qu'en santé même | un autre monde étonne, 6+6 a
Qui crois l'âme immortelle, | et que c'est Dieu qui tonne, 6+6 a
Il vaut mieux pour jamais | me bannir de ce lieu. 6+6 b
Je me retire donc. | Adieu, Paris, adieu ! » 6+6 b
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