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Maurice Bouchor
LES POËMES DE L'AMOUR ET DE LA MER
1876
I
LA FLEUR DES EAUX
ENVOI
Lorsque vous tournerez les pages de ce livre 6+6 a
Où de chers souvenirs ont tenté de revivre, 6+6 a
Peut-être aurez-vous honte en les y retrouvant, 6+6 b
Et me maudirez-vous de les jeter au vent 6+6 b
5 Pour la foule, insensible à mon chant triste et tendre, 6+6 a
Qui passe bruyamment sans voir et sans entendre. 6+6 a
C'est dans de longs regards qu'autrefois vous lisiez ; 6+6 b
Nos cœurs épanouis comme de frais rosiers 6+6 b
S'effeuillaient doucement par les soirs pleins d'étoiles ; 6+6 a
10 Et l'avenir, couvert d'impénétrables voiles, 6+6 a
Mystérieux pour nous jusques au dernier jour, 6+6 b
L'avenir où dormait l'oubli de tant d'amour, 6+6 b
Ne troublait pas le charme infini de nos rêves. 6+6 a
Et cependant la mer déroulait sur les grèves 6+6 a
15 Ses flots calmes, pareils à des moires ; et nous, 6+6 b
En face de sa gloire émus, presque à genoux, 6+6 b
Écoutant son murmure et muets devant elle, 6+6 a
Nous prenions à témoin la Nature immortelle 6+6 a
De l'immortel amour qui nous avait unis. 6+6 b
20 Mais la mer a vaincu l'amour. Soyez bénis, 6+6 b
O temps à tout jamais passés de notre joie ! 6+6 a
Sous un ardent soleil de pourpre qui flamboie, 6+6 a
En silence le long des flots retentissants 6+6 b
Je m'en vais comme une âme errante, et je me sens 6+6 b
25 Plus désolé, plus seul, et plus inconsolable 6+6 a
Que les vagues venant sangloter sur le sable. 6+6 a
A force d'écouter leur douloureuse voix 6+6 b
Plus triste que le vent dans les feuilles des bois, 6+6 b
J'ai cessé d'écouter la vôtre, ô bien aimée ; 6+6 a
30 Et, sous le clair de lune endormie et pâmée, 6+6 a
Cette mer m'a paru si belle, que mes yeux 6+6 b
Égarés dans l'espace et perdus dans les cieux 6+6 b
Ne se sont plus tournés vers vos yeux tout en larmes. 6+6 a
Dites, quelle magie a d'assez puissants charmes 6+6 a
35 Pour glacer notre cœur et pour le dessécher ? 6+6 b
Un coup de vent qui passe, un souffle d'air léger 6+6 b
A su déraciner la fleur de nos pensées 6+6 a
Et jeter dans la mer ses feuilles dispersées. 6+6 a
Vous souvient-il encor des derniers soirs de mai ? 6+6 b
40 Nous étions seuls, debout. Dans mon rêve abîmé, 6+6 b
Je regardais au loin poindre les blanches voiles 6+6 a
Et sortir de l'eau fraîche un riche essaim d'étoiles : 6+6 a
Je songeais que le monde est divinement beau 6+6 b
Et je sentais dans l'air sourdre le renouveau ; 6+6 b
45 Tout me semblait vivant, rochers, algues marines 6+6 a
Et flots voluptueux soulevant leurs poitrines 6+6 a
Et vous pensiez : pourquoi nous sommes-nous aimés ? 6+6 b
Oui, la mer a vaincu l'amour ! Les yeux fermés, 6+6 b
Je revois ce passé que mon âme renie, 6+6 a
50 Et je ne comprends plus notre extase infinie. 6+6 a
Mais ne m'en voulez pas si j'ai tiré des morts 6+6 b
Notre bonheur ancien, et si j'ai sans remords 6+6 b
Parlé de cet amour plein de mélancolie 6+6 a
Dont nous ne saurons plus la sublime folie. 6+6 a
55 Ne me haïssez pas pour avoir à loisir 6+6 b
Ébauché dans mon deuil des rêves de plaisir 6+6 b
Et redit la chanson de ma vieille jeunesse. 6+6 a
Je pense à ce temps-là sans espoir qu'il renaisse ; 6+6 a
Il ne renaîtra pas, je-n'ai ni sang ni cœur. 6+6 b
60 Mais si, toute une nuit, perdant cette rancœur 6+6 b
De ne pouvoir aimer et d'être jeune encore, 6+6 a
Je peux tromper enfin l'ennui qui me dévore, 6+6 a
Croyant dans le silence et dans l'obscurité 6+6 b
Voir soudain apparaître un fantôme attristé 6+6 b
65 Qui me prend par la main, me regarde et m'embrasse 6+6 a
Avec un air si doux et d'une telle grâce 6+6 a
Je crois sentir mon cœur battre comme autrefois. 6+6 b
Seul, pensant vous parler, j'ai des pleurs dans la voix ; 6+6 b
De nos chers souvenirs j'ai l'âme parfumée, 6+6 a
70 Et je vous aime encor de vous avoir aimée. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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