Métrique en Ligne
BAN_8/BAN350
Théodore de BANVILLE
LE SANG DE LA COUPE
1857
La Prophétie de Calchas
Comme les Danaens assemblés devant Troie 6+6 a
Buvaient à ses trésors de festin en festin, 6+6 b
Et, les regards fixés sur cette riche proie, 6+6 a
Vivaient joyeusement dans l'espoir du butin ; 6+6 b
5 Tous les guerriers, couchés sur le sable par troupes, 6+6 a
Tenaient de gais propos, ou puisant tour à tour 6+6 b
Dans le large cratère et remplissant les coupes, 6+6 a
Entonnaient en riant quelque chanson d'amour. 6+6 b
Les uns, près de la mer pleine de doux murmures, 6+6 a
10 Livraient leurs yeux songeurs aux caresses des flots, 6+6 b
Et d'autres, au soleil, fourbissaient les armures, 6+6 a
Les casques sans panache et les lourds javelots. 6+6 b
Bientôt, s'écriaient-ils, entends-nous, ville infâme ! 6+6 a
Tes héros tomberont sous le glaive mortel, 6+6 b
15 Et le rouge incendie, avec ses dents de flamme 6+6 a
Mordra tes blanches tours qui montent jusqu'au ciel. 6+6 b
Nous fondrons sur tes murs comme le vent d'orage, 6+6 a
Enivrés au galop des coursiers triomphants, 6+6 b
Et rien n'arrêtera notre jalouse rage, 6+6 a
20 Ni les femmes en pleurs, ni les jeunes enfants. 6+6 b
La ville de Priam et toute la Phrygie 6+6 a
Sera comme un palais ceint de rideaux vermeils, 6+6 b
Où, pour nous éclairer comme une aube rougie, 6+6 a
Les frontons enflammés serviront de soleils. 6+6 b
25 Nous tuerons tes grands bœufs pareils à des colosses, 6+6 a
Et tes moutons de neige et tes boucs aux beaux fronts, 6+6 b
Et nous laisserons prendre aux animaux féroces 6+6 a
Le reste des festins que nous dédaignerons. 6+6 b
Les riches vêtements aux laines mariées, 6+6 a
30 Où la main d'une femme habile à ces travaux 6+6 b
A fait fleurir partout des couleurs variées, 6+6 a
Nous les étalerons sous les pieds des chevaux. 6+6 b
Ta pourpre couvrira l'airain de nos cuirasses, 6+6 a
Et dans tes coupes d'or nous boirons tes doux vins. 6+6 b
35 Nos bouffons, prodiguant l'insulte et les menaces, 6+6 a
Forceront à chanter les poëtes divins. 6+6 b
Les filles de tes rois et tes jeunes prêtresses, 6+6 a
Se courbant sous le fouet, comme les blancs taureaux, 6+6 b
Les cheveux sur leurs cous échevelés en tresses, 6+6 a
40 Laveront nos bras nus teints du sang des héros. 6+6 b
Ces vierges sans souillure, à tout amour rebelles, 6+6 a
S'endormiront le soir dans nos bras, les seins nus ; 6+6 b
Les princes et les chefs garderont les plus belles, 6+6 a
Et le reste sera pour les premiers venus. 6+6 b
45 Alors tu pleureras ton aveugle démence. 6+6 a
Tes rochers et tes mers pousseront des sanglots ; 6+6 b
La Désolation, ainsi qu'une aile immense, 6+6 a
Planera dans la nuit sur tes champs et tes flots. 6+6 b
Tes rois, réfugiés dans les cavernes closes, 6+6 a
50 Aux sangliers affreux disputeront des glands, 6+6 b
Et les fleuves d'azur, bordés de lauriers-roses, 6+6 a
Rouleront tes débris avec leurs flots sanglants ! 6+6 b
Buvant à la fontaine et dormant sous les branches, 6+6 a
Et réservés peut-être à de plus durs exils, 6+6 b
55 Tes chefs, dont l'or ceignait les chevelures blanches, 6+6 a
Fuiront dans les forêts, couverts de haillons vils ! 6+6 b
Et si parfois encor se souvenant du trône 6+6 a
Dans un pays lointain sans palais et sans lois, 6+6 b
Pour obtenir de lui quelque chétive aumône, 6+6 a
60 Ils disent au passant : Jadis nous étions rois ; 6+6 b
Les enfants aux pieds nus, courant sur le passage 6+6 a
De ces hommes pareils aux spectres des tombeaux, 6+6 b
Leur jetteront alors de la boue au visage 6+6 a
Et viendront déchirer leurs habits par lambeaux. 6+6 b
65 Tes Dieux même, parmi les champs que tu contemples, 6+6 a
Pleureront, l'œil perdu dans les grands horizons, 6+6 b
Et nous fondrons l'argent des autels et des temples 6+6 a
Pour orner, au retour, le seuil de nos maisons. 6+6 b
Ainsi les Achéens aux flottantes crinières 6+6 a
70 Ayant des monstres d'or sur leurs larges écus, 6+6 b
Exhalaient sans merci les injures dernières, 6+6 a
Et, d'avance, insultaient aux larmes des vaincus. 6+6 b
Mais cependant Calchas, qui lit dans les pensées, 6+6 a
Leur rappelait ainsi, vieillard chargé d'hivers, 6+6 b
75 La vénération des Muses délaissées 6+6 a
Et le respect des dieux, maîtres de l'univers : 6+6 b
Achéens, disait-il, votre vengeance ailée 6+6 a
Renverse d'un seul coup les bataillons épars, 6+6 b
Et des Dieux, accourus dans la noire mêlée, 6+6 a
80 Combattent avec vous sur le devant des chars. 6+6 b
Tels les bruyants troupeaux des jeunes centauresses 6+6 a
Font bouillonner d'horreur les flots des lacs fumants, 6+6 b
Vous traînez après vous les Fureurs vengeresses 6+6 a
Et le cortège affreux des Épouvantements. 6+6 b
85 Tels, quand l'ardent soleil les couvre de brûlures, 6+6 a
Courbés sur les prés verts, les faucheurs en haillons 6+6 b
Avec l'airain poli tranchent leurs chevelures, 6+6 a
Vos glaives éblouis fauchent les bataillons. 6+6 b
Grâce à votre valeur dans les enfers vantée, 6+6 a
90 Ce sont partout des morts broyés par des essieux. 6+6 b
La prunelle du jour contemple, épouvantée, 6+6 a
Tout ce sang répandu qui hurle vers les cieux ; 6+6 b
Et de vos ennemis exterminant le reste, 6+6 a
Nourrice de l'Hadès, effroi des nations, 6+6 b
95 Quand vous êtes passés, la Famine ou la Peste 6+6 a
Vomit derrière vous des imprécations. 6+6 b
Donc, engraissez les champs d'hécatombes humaines ! 6+6 a
Soyez comme les loups au milieu d'un bercail ! 6+6 b
Que le sang coule à flots dans les gorges des plaines, 6+6 a
100 Et que vos noirs chevaux en aient jusqu'au poitrail ! 6+6 b
Entrez dans Ilios au bruit de la tempête, 6+6 a
Par une nuit d'orage où, pour guider vos rangs, 6+6 b
Les rochers des grands monts rouleront sur sa tête, 6+6 a
Et débordez sur elle avec les noirs torrents ! 6+6 b
105 Qu'on croie entendre aux cieux les astres se dissoudre 6+6 a
En écoutant monter vos clameurs dans les airs ! 6+6 b
Que vos cris furieux fassent taire la foudre, 6+6 a
Et que votre incendie éteigne les éclairs ! 6+6 b
Sur ces riches palais, ces maisons et ces porches 6+6 a
110 Où plane un air brûlant et pestilentiel, 6+6 b
Ainsi que des démons qui font voler des torches, 6+6 a
Secouez dans vos mains les colères du ciel ! 6+6 b
Soyez comme les loups qui dévorent leur proie ! 6+6 a
Déchirez en hurlant ce peuple châtié ! 6+6 b
115 Chargez de durs liens les princesses de Troie, 6+6 a
Et faites des rois même un objet de pitié ! 6+6 b
Que rien d'humain ne reste au fond de vos entrailles, 6+6 a
Pas même le respect des morts et des tombeaux ! 6+6 b
Que vos seins, réjouis par mille funérailles, 6+6 a
120 Soient comme un champ de mort où volent des corbeaux ! 6+6 b
Que les aigles, quittant leurs rochers et leurs aires, 6+6 a
Volent sinistrement sur tous les alentours ! 6+6 b
Déchirez les enfants dans le ventre des mères, 6+6 a
Et préparez leur chair aux petits des vautours ! 6+6 b
125 Guerriers, faites mourir des héros sous les verges, 6+6 a
En les injuriant par des noms abhorrés, 6+6 b
Massacrez les vieillards et meurtrissez les vierges 6+6 a
Sur les corps palpitants des pères massacrés ! 6+6 b
Pâles de leur dégoût, rouges de vos morsures 6+6 a
130 Qu'elles cherchent partout, sous l'éclair de vos yeux, 6+6 b
Des lambeaux de haillons dévorés de souillures 6+6 a
Pour cacher leurs corps, faits à l'image des Dieux ! 6+6 b
Et qu'enfin dans leurs flancs sentant l'horreur vivante, 6+6 a
Des aïeules aussi pressent leurs pas tremblants, 6+6 b
135 Et de leur nudité promenant l'épouvante, 6+6 a
Pour en voiler leurs seins prennent leurs cheveux blancs ! 6+6 b
Que dans les noirs bûchers pleins d'horribles murmures, 6+6 a
Flamboyants échafauds qu'un dieu foudroie en vain, 6+6 b
Les guerriers entassés brûlent dans leurs armures, 6+6 a
140 Ainsi que des parfums dans un vase divin ! 6+6 b
Que le vieillard, pareil au cadavre livide, 6+6 a
S'enfuie avec délire, une blessure au flanc, 6+6 b
Et, tendant ses deux mains, cherche sa maison vide 6+6 a
Qui fuit devant ses yeux aveuglés par le sang ! 6+6 b
145 Que tout, jusqu'au tumulte, avec le feu s'éteigne 6+6 a
Dans la sombre fumée, aux aboiements des chiens, 6+6 b
Et que le Simoïs, qui sanglote et qui saigne, 6+6 a
Répète seul le nom de Troie et des Troïens ! 6+6 b
Que l'Asie, opulente et superbe naguère 6+6 a
150 Et dont chaque palais recélait un trésor, 6+6 b
Soit un désert funeste, où vos coursiers de guerre, 6+6 a
Paîtront parmi les champs avec des harnois d'or ! 6+6 b
Emplissez de néant ces plaines criminelles ! 6+6 a
Mais de meurtres couverts, guerriers victorieux, 6+6 b
155 Gardez le souvenir des choses éternelles, 6+6 a
Dans vos combats humains n'égorgez pas les Dieux ! 6+6 b
Aux souffles des zéphyrs, que la sage Aphrodite 6+6 a
Vénérable aux mortels, sentant ses pleurs taris, 6+6 b
Puisse oublier l'effroi de la guerre maudite, 6+6 a
160 Et s'égarer pieds nus dans les chemins fleuris ! 6+6 b
Que le troupeau charmant des Nymphes et des Grâces, 6+6 a
Qui cherche les flots purs et les abris secrets, 6+6 b
Puisse encore, écartant des mains les feuilles basses, 6+6 a
Mener des chœurs dansants à l'ombre des forêts ! 6+6 b
165 Mais respectez surtout les Muses et les Lyres ! 6+6 a
Que les divines sœurs, vierges aux belles voix, 6+6 b
Sur les monts chevelus puissent par leurs sourires 6+6 a
Émouvoir en chantant les rochers et les bois ! 6+6 b
Quand les hommes, pareils aux animaux immondes, 6+6 a
170 Vivaient dans les forêts, c'est la Muse aux beaux yeux 6+6 b
Qui peigna dans ses doigts leurs chevelures blondes 6+6 a
Et leur dit d'élever leurs regards vers les cieux. 6+6 b
Sans elle vous seriez comme des bêtes fauves, 6+6 a
Vous enivrant de meurtre et sans plus de remords 6+6 b
175 Que la louve affamée et que les vautours chauves 6+6 a
Qui guident leur femelle à l'odeur des corps morts. 6+6 b
Tantôt avec ses sœurs, au soleil des campagnes, 6+6 a
Mêlant la poésie avec les chœurs dansés, 6+6 b
Elle passe, pieds nus, sur le haut des montagnes, 6+6 a
180 Enchantant l'horizon de ses pas cadencés. 6+6 b
D'autres fois, le sein libre, elles tiennent la lyre 6+6 a
Parmi les Immortels continuant leurs jeux, 6+6 b
On entend résonner de leur hymne en délire 6+6 a
Les radieux sommets de l'Olympe neigeux. 6+6 b
185 De vos guerres sans fin réparant les désastres, 6+6 a
Elles peuvent, enflant les clairons à grand bruit, 6+6 b
Élever vos exploits jusqu'au-dessus des astres, 6+6 a
Ou les ensevelir dans l'éternelle nuit. 6+6 b
Et, selon votre culte envers les chants lyriques, 6+6 a
190 Elles vous montreront à l'avenir lointain 6+6 b
Comme des combattants de guerres héroïques, 6+6 a
Ou comme des brigands affamés de butin. 6+6 b
N'offensez pas l'Amour ailé, roi de la terre, 6+6 a
Soit qu'il tienne la foudre ou qu'il tresse des fleurs ; 6+6 b
195 Car il dompte les loups et la noire panthère, 6+6 a
Et de leurs yeux pensifs il arrache des pleurs. 6+6 b
Et souvent laissant là ses traits, au crépuscule, 6+6 a
Pour braver les grands Dieux dont il a triomphé, 6+6 b
Il entoure ses reins, comme le jeune Hercule, 6+6 a
200 De la peau d'un lion dans ses bras étouffé. 6+6 b
Ah ! ne dédaignez pas la céleste harmonie ! 6+6 a
Malheur à l'insensé qui déchire et qui mord 6+6 b
Le renom de Cypris, mère de tout génie : 6+6 a
Les Dieux lui garderont la folie et la mort ! 6+6 b
205 Ainsi parlait Calchas, et les guerriers farouches 6+6 a
Attachés à sa lèvre avec des liens d'or, 6+6 b
Et tous les chefs laissaient échapper de leurs bouches 6+6 a
Des acclamations pour le fils de Thestor. 6+6 b
Les Ajax, le divin Achille à qui tout cède, 6+6 a
210 Les Atrides, Mégès accouru sur leurs pas, 6+6 b
S'écriaient tous : Louange à celui qui possède 6+6 a
La science de lire au delà du trépas ! 6+6 b
Mais seul, pendant ce temps, Diomède en silence, 6+6 a
Caressant le désir du carnage odieux, 6+6 b
215 Baissait les yeux à terre, et regardait sa lance 6+6 a
Que devait par deux fois rougir le sang des Dieux. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 54(abab)
logo du CRISCO logo de l'université