Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
Les Exilés
1867
ROUVIÈRE
Rouvière ! Il fut de ceux que l'art prend pour victimes 6+6 a
Il fut de ceux qu'on voit se plonger dans la nuit 6+6 b
Où le poëte parle avec des mots sublimes 6+6 a
Mêlant aux ouragans leurs sanglots et leur bruit. 6+6 b
5 Ces artistes, ces rois, ces lutteurs qui, sans règles, 6+6 a
S'offrant à la tempête et cherchant ses baisers, 6+6 b
Gravissaient la montagne où fuit le vol des aigles, 6+6 a
En reviennent un jour pâles, muets, brisés. 6+6 b
Ils reviennent muets d'épouvante, et la foule, 6+6 a
10 Indifférente, hélas ! Qui ne devine rien, 6+6 b
En voyant la sueur qui sur leurs tempes coule, 6+6 a
Murmure : « qu'a-t-il donc, notre comédien ? 6+6 b
Qu'a-t-il donc ? Souffre-t-il de ces chimères vaines ? » 6+6 a
Ô bon public, parfois tendre et parfois moqueur ! 6+6 b
15 Il a qu'il sent le froid aigu mordre ses veines, 6+6 a
Parce qu'il t'a donné tout le sang de son cœur. 6+6 b
Oui, c'est étrange. Il est des acteurs qui succombent, 6+6 a
Jouet de leur amour et de leur passion, 6+6 b
Et que le drame étreint dans sa serre, et qui tombent 6+6 a
20 Flagellés par le vent de l'inspiration 6+6 b
Nous en avons connu : Dorval échevelée 6+6 a
Et Frédérick versant les larmes de Ruy Blas, 6+6 b
Malibran qui tenait sa lyre désolée, 6+6 a
Rachel mourante et blanche, et lui, Rouvière, hélas ! 6+6 b
25 Et lui, car il n'est pas d'audaces impunies ! 6+6 a
Lui qui subit l'horreur de son destin fatal, 6+6 b
Parce qu'il s'enivrait au festin des génies 6+6 a
De ce vin enflammé qu'on nomme l'idéal. 6+6 b
Shakspere l'emportait dans la forêt hantée 6+6 a
30 Que son puissant esprit peuple d'illusions, 6+6 b
Et l'artiste, vaincu par ce grand Prométhée, 6+6 a
Revenait devant nous en proie aux visions. 6+6 b
Hamlet, ô jeune Hamlet, sombre amant d'Ophélie ! 6+6 a
Pauvre cœur éperdu, que cette morte en fleur 6+6 b
35 Emporte dans la nuit de sa douce folie, 6+6 a
Non, ce n'est pas en vain qu'on touche à ta douleur. 6+6 b
Tu prononces des mots trop divins pour nos lèvres ! 6+6 a
On a le front pensif et le regard flétri 6+6 b
Dès que l'on a connu tes douloureuses fièvres, 6+6 a
40 Et pour toute la vie on en reste meurtri. 6+6 b
Oh ! Que Rouvière aima ce tragique poëme 6+6 a
Dont on meurt, et combien c'était un noble jeu, 6+6 b
Quand le peuple naïf, qui l'admire et qui l'aime, 6+6 a
Le voyait se débattre, effaré, sous le dieu ! 6+6 b
45 Il l'aimait aussi, lui, ce peuple dont la bouche 6+6 a
Hait les vins frelatés que nous lui mélangeons, 6+6 b
Et, traînant devant lui le chef-d'œuvre farouche, 6+6 a
Il lui disait : « voilà Shakspere. Partageons. » 6+6 b
Ô fiers combats où l'homme est vaincu par le rêve ! 6+6 a
50 Ô lutte formidable avec le grand aïeul, 6+6 b
Où l'artiste, à la fin, las d'un effort sans trêve, 6+6 a
Succombe ! Il est malade, il est pauvre, il est seul. 6+6 b
Seul ! Non. Lorsque Rouvière en cette angoisse amère 6+6 a
Tombait, sa sœur aux traits désolés et flétris 6+6 b
55 Le consolait avec la douceur d'une mère, 6+6 a
En attachant sur lui ses yeux, déjà taris ! 6+6 b
La pauvre créature essayait de sourire, 6+6 a
Oh ! Quand je la revois ainsi, mon cœur se fend ! 6+6 b
Et plus que lui malade, et plus que lui martyre, 6+6 a
60 L'endormait dans ses bras comme un petit enfant. 6+6 b
Ah ! Du moins, que mon ode (ô siècle misérable !) 6+6 a
Les bénisse tous deux, le lutteur abattu, 6+6 b
L'artiste magnanime et sa sœur adorable, 6+6 a
Et garde une louange à leur mâle vertu ! 6+6 b
65 Bénis soient-ils ! Bénis soient ceux que sacrifie 6+6 a
L'imbécile faveur du vulgaire odieux, 6+6 b
Et qui pensent, et dont la bouche glorifie 6+6 a
Les poëtes sacrés et la race des dieux. 6+6 b
Car, s'ils n'ont pas suivi la trace coutumière, 6+6 a
70 Si les chemins battus ont ignoré leurs pas, 6+6 b
Ils laissent après eux des traces de lumière, 6+6 a
Et leur nom est de ceux qui ne périssent pas. 6+6 b
Bénissons-les surtout d'être exilés au monde, 6+6 a
Bénissons-les d'avoir vécu pauvres et nus, 6+6 b
75 Austères, enfermés dans une foi profonde, 6+6 a
Pleins d'amour pour le temps qui les a méconnus. 6+6 b
Car, dans l'éternité qui leur garde ses fêtes, 6+6 a
La pauvreté, les pleurs, l'injustice, l'affront, 6+6 b
La haine, sont les purs rayons dont seront faites 6+6 a
80 Les vivantes clartés qu'ils auront sur le front ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 20(abab)
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