Métrique en Ligne
BAN_3/BAN150
Théodore de BANVILLE
Les Exilés
1867
L'ÉDUCATION DE L'AMOUR
Quand le premier des dieux, amour, pendant mille ans 6+6 a
Eut tenu sous son joug les cieux étincelants, 6+6 a
La terre immense et tous les êtres qui respirent, 6+6 b
Las de souffrir par lui, les immortels se dirent : 6+6 b
5 « Ah ! Qu'un autre vainqueur, formidable et serein, 6+6 a
Paraisse, armé de l'arc et des flèches d'airain ; 6+6 a
Qu'il porte dans un flot de flamme et de fumée 6+6 b
Sa torche au Phlégéthon furieux allumée ; 6+6 b
Qu'il étende sur tous l'inflexible niveau, 6+6 a
10 Et nous respirerons sous ce maître nouveau. 6+6 a
Car comment sa colère, où grondera l'orage, 6+6 b
Pourrait-elle égaler jamais l'aveugle rage 6+6 b
Du dieu titan, du roi funeste qui n'eut pas 6+6 a
De mère, et qui sema la terreur sur ses pas 6+6 a
15 Quand frémissaient encor du mot qui les sépare 6+6 b
Le noir chaos, la terre énorme et le tartare ! » 6+6 b
Tels les Olympiens se plaignaient dans l'éther. 6+6 a
Bientôt d'une déesse à l'œil limpide et fier 6+6 a
Un autre Éros naquit, charmant, sa lèvre pure 6+6 b
20 Tout en fleur, agitant de l'or pour chevelure 6+6 b
Et portant haut son front de neige, où resplendit 6+6 a
L'éclat sacré du jour. Mais quand Zeus entendit 6+6 a
Ses premiers bégaiements, plus doux qu'un chant de lyre, 6+6 b
Quand il vit ses regards de femme et son sourire 6+6 b
25 Où la caresse, les aveux, les doux refus 6−6 a
Erraient, il devina dans l'avenir confus 6+6 a
Tant de colère, tant de larmes, tant de crimes 6+6 b
Hâtant leurs pieds sanglants sur le bord des abîmes, 6+6 b
Tant de douleurs penchant le front, tant de remords 6+6 a
30 Hurlant de longs sanglots à l'oreille des morts ; 6+6 a
Il vit si clairement la trahison vivante, 6+6 b
Qu'il sentit dans son cœur s'amasser l'épouvante, 6+6 b
Et fronça par trois fois son sourcil triomphant. 6+6 a
Alors il ordonna que le petit enfant, 6+6 a
35 Nu, froid, maudit, victime au noir Hadès offerte, 6+6 b
Fût porté dans le fond d'une forêt déserte 6+6 b
De l'Inde, dans un lieu du jour même exécré, 6+6 a
Où jamais l'homme ni les dieux n'ont pénétré, 6+6 a
Et dont les sourds abris et les rochers colosses 6+6 b
40 N'ont pour hôtes vivants que des bêtes féroces. 6+6 b
C'était un bois funèbre et pourtant merveilleux ; 6+6 a
Splendide et noir, baignant ses pieds dans les flots bleus 6+6 a
D'un golfe de saphir. Debout près de cette onde, 6+6 b
Il la voyait depuis les premiers jours du monde 6+6 b
45 Réfléchir son front noir. Tel son abri géant 6+6 a
Était sorti de l'ombre et du chaos béant, 6+6 a
Tel il avait grandi, sans que nulle aventure 6+6 b
Entamât une fois sa frondaison obscure, 6+6 b
Et sans que la bataille humaine aux durs éclairs 6+6 a
50 Tourmentât follement ses lacs profonds et clairs. 6+6 a
Les aloès, les grands tulipiers aux fleurs jaunes 6+6 b
Vivaient sans avoir vu les nymphes et les faunes 6+6 b
Qui brisent des rameaux pour en orner leur front. 6+6 a
Les énormes jasmins fleurissaient sans affront ; 6+6 a
55 D'autres arbres mêlaient, comme un riche cortège, 6+6 b
Des corolles de sang à des feuilles de neige. 6+6 b
Au fond d'un antre noir d'érables entouré, 6+6 a
Tout à coup surgissait un fleuve enamouré, 6+6 a
Mystérieux, baisant ses rives délicates 6+6 b
60 Et, par endroits, bordé de lotus écarlates. 6+6 b
Puis des rocs ; puis des monts neigeux, où les torrents 6+6 a
Charriaient des rubis ; dans les lointains mourants, 6+6 a
On ne sait quel flot bleu passe, et traverse encore 6+6 b
L'insondable océan de verdure sonore. 6+6 b
65 Là, la création gigantesque apparaît 6+6 a
Toute nue. Un figuier plus grand qu'une forêt 6+6 a
Enfonce avec fierté, grand aïeul solitaire, 6+6 b
Trois cents troncs effrayants dans le cœur de la terre 6+6 b
Pour y prendre le suc de ses fruits au doux miel, 6+6 a
70 Et par mille rameaux boit la clarté du ciel. 6+6 a
Puis une fleur qui, même auprès du figuier, semble 6+6 b
Prodigieuse, au fond d'un calice qui tremble 6+6 b
Garde assez d'eau de pluie, alors que la forêt 6+6 a
Brûle, pour faire boire un titan qui viendrait. 6+6 a
75 Ses boutons, sur lesquels un épervier se pose, 6+6 b
Qui paraissent des blocs polis de marbre rose, 6+6 b
Et que ne peut ouvrir le soleil étouffant, 6+6 a
Ont déjà la grosseur d'une tête d'enfant. 6+6 a
La vigne monstrueuse étreint les arbres comme 6+6 b
80 Un lutteur, puis en troncs pareils à des corps d'homme 6+6 b
Retombe, puis remonte et va bondir plus loin. 6+6 a
La végétation en démence n'a soin 6+6 a
Que de cacher le ciel avec ses créatures. 6+6 b
Le feuillage se dresse en mille architectures, 6+6 b
85 Forme une colonnade aux corridors profonds, 6+6 a
Sur les pics effarés pose de noirs plafonds, 6+6 a
Tapisse l'antre, grimpe aux montagnes, s'élance 6+6 b
Dans l'air bleu, tout à coup éclate en fers de lance, 6+6 b
Puis, noire frondaison que l'œil en vain poursuit, 6+6 a
90 Devient un néant fait de verdure et de nuit, 6+6 a
Là ruisselle de pourpre et d'argent, partout maître 6+6 b
Du sol, dans la liane en courant s'enchevêtre ; 6+6 b
Et des gémissements, des hurlements, des cris 6+6 a
Retentissent. Au bas des lourds buissons fleuris, 6+6 a
95 Des prunelles de flamme, ainsi que des phalènes, 6+6 b
S'allument, et l'on sent se croiser des haleines. 6+6 b
Aux racines traînant leurs cheveux, sont mêlés 6+6 a
Des reptiles ; dans les rameaux échevelés 6−6 a
Volent de grands oiseaux peints d'azur et de soufre ; 6+6 b
100 Des yeux rouges parmi l'obscurité du gouffre 6+6 b
Luisent, et les petits des louves dans leurs jeux 6+6 a
Se détachent tout noirs sur un plateau neigeux 6+6 a
Où brillent sur le blanc tapis jonché de branches 6+6 b
Des flaques de sang rose et des carcasses blanches. 6+6 b
105 Donc le petit enfant Éros fut apporté 6+6 a
Dans cette forêt, où, de spectres escorté, 6+6 a
Le meurtre au front joyeux par les espaces vides 6+6 b
Court, teignant dans le sang mille gueules avides, 6+6 b
Où la nature vierge, ivre de son pouvoir, 6+6 a
110 Sachant bien que les dieux ne peuvent pas la voir, 6+6 a
Heurte ses ouragans, ses ondes, ses tonnerres, 6+6 b
Brise les rocs, meurtrit les arbres centenaires, 6+6 b
Déchaîne, groupe fou vers le mal entraîné, 6+6 a
Ses forces qu'elle emporte en un vol effréné 6+6 a
115 Et que jamais les lois célestes ne modèrent. 6+6 b
Quand il fut là, les grands lions le regardèrent. 6+6 b
Puis vinrent les bœufs blancs bossus, les loups aux dents 6+6 a
D'ivoire, le chacal, le tigre aux yeux ardents, 6+6 a
Les léopards, les lynx, les onces, les panthères, 6+6 b
120 Les sangliers, les doux éléphants solitaires, 6+6 b
L'hyène ; puis, sortis des arbres à leur tour, 6+6 a
Les oiseaux, l'aigle altier, le milan, le vautour 6+6 a
Cachant dans un lambeau souillé son bec infâme, 6+6 b
Les condors dont le vol est comme un jet de flamme, 6+6 b
125 Les rapides faucons, l'épervier qui sait voir 6+6 a
L'infini, le corbeau capuchonné de noir 6+6 a
Dont l'aile suit d'en haut les guerres infertiles, 6+6 b
Et les paons somptueux qui mangent des reptiles ; 6+6 b
Puis les serpents aux plis hideux ; et tous, formant 6+6 a
130 Un cercle, regardaient le pauvre être charmant 6+6 a
Sans défense, et déjà savouraient avec joie 6+6 b
La douceur de meurtrir cette facile proie. 6+6 b
Mais tout à coup, lancé d'en haut par l'arc vermeil 6+6 a
D'Apollon, un trait d'or, un rayon de soleil 6+6 a
135 Enflamma les cheveux d'Éros, sa lèvre rose, 6+6 b
Son front pur, sa narine où le désir repose, 6+6 b
Et, miracle ! Sur son doux visage, le dieu, 6−6 a
Le meurtrier parut, et, sur sa bouche au feu 6+6 a
Céleste et dans ses yeux brûlants qui nous attirent, 6+6 b
140 Ce que Zeus avait vu, ces animaux le virent. 6+6 b
Ils se dirent alors dans leur langage obscur : 6+6 a
« Pourquoi tuer ce prince, échappé de l'azur ? 6+6 a
Regardez sa prunelle aventureuse, où nage 6+6 b
Dans la poussière d'or l'appétit du carnage, 6+6 b
145 Et ce sourire fait de miel et de poison, 6+6 a
Où déjà les baisers menteurs, la trahison, 6+6 a
Le meurtre, le courroux, les embûches, la ruse 6+6 b
Naissent, et cet attrait de l'enfance confuse 6+6 b
Dont sa mère a paré l'éternel ennemi ! 6+6 a
150 Qui mieux que cet enfant né dans les cieux, parmi 6+6 a
Les éblouissements formidables des astres, 6+6 b
Sèmera sur ses pas la haine et les désastres, 6+6 b
Accablera de maux sans fin l'homme odieux 6+6 a
Et saura nous venger de la race des dieux ? 6+6 a
155 Puisqu'il doit, ce fléau de la faiblesse humaine, 6+6 b
Prospérer pour le crime et grandir pour la haine, 6+6 b
Ne le déchirons pas ! Qu'il vive parmi nous 6+6 a
Dans la grande forêt des vautours et des loups, 6+6 a
Où nul abri ne peut servir au daim timide, 6+6 b
160 Où, sous le verdoyant gazon toujours humide, 6+6 b
La terre boit toujours du sang frais, où la mort, 6+6 a
Toujours prête et jamais lassée, égorge et mord 6+6 a
Et dévore la vie, et comme elle fourmille. 6+6 b
Élevons-le plutôt ; nous serons sa famille. » 6+6 b
165 Sous l'ombrage, écartant les rameaux querelleurs, 6+6 a
Ils lui firent un lit de feuilles et de fleurs, 6+6 a
Et sous ses boucles d'or, doucement protégées, 6+6 b
Ils mirent des toisons de bêtes égorgées. 6+6 b
Les louves, s'avançant vers lui d'un pas hautain 6+6 a
170 Léchaient pour le polir son visage enfantin ; 6+6 a
Les lionnes voyant qu'il était fier comme elles, 6+6 b
Sur sa bouche de rose abaissaient leurs mamelles ; 6+6 b
Les gueules aux crocs blancs, ces fournaises de feu, 6+6 a
Baisaient le petit roi frissonnant du ciel bleu. 6+6 a
175 Des serpents, s'enroulant sur sa gorge ivoirine, 6+6 b
S'étalaient en colliers vermeils sur sa poitrine ; 6+6 b
D'autres, tordant leurs nœuds en soyeux annelets, 6+6 a
À ses jolis bras nus faisaient des bracelets, 6+6 a
Et, comme un pharaon d'Égypte, en son repaire 6+6 b
180 Il avait pour bandeau royal une vipère. 6+6 b
Tout ce qui sait combattre et détruire et briser 6+6 a
L'enveloppait ainsi d'un immense baiser. 6+6 a
Le dieu, passant de l'une à l'autre en ses caprices, 6+6 b
Buvait avidement le lait de ses nourrices, 6+6 b
185 Tout joyeux d'assouvir ses rudes appétits 6+6 a
De héros, ne laissait plus rien pour leurs petits, 6+6 a
Et, chaque soir, gorgé de vie et de caresses, 6+6 b
Il s'endormait repu sur le flanc des tigresses. 6+6 b
Au réveil, tous ces durs artisans de trépas 6+6 a
190 Étayaient de leurs corps puissants les premiers pas 6+6 a
De l'exilé divin, né pour la grande lutte, 6+6 b
L'aidant, le consolant d'une légère chute, 6+6 b
Et lui donnant aussi pour supporter le mal 6+6 a
La résignation morne de l'animal. 6+6 a
195 Il grandit, il devint fauve comme ses hôtes, 6+6 b
Marchant, courant déjà parmi les herbes hautes, 6+6 b
Nu, superbe, et portant, sauvage enfantelet, 6+6 a
Sur son épaule en fleur, que le soleil hâlait 6+6 a
Et dévorait jusqu'à l'heure du crépuscule, 6−6 b
200 La peau d'un lionceau, comme un petit hercule. 6+6 b
Lui-même, de sa main mignonne, avait cueilli 6+6 a
La massue ; alors ceux qui l'avaient recueilli 6+6 a
Connurent qu'ils pouvaient, sans tarder davantage, 6+6 b
Donner au jeune roi des leçons de carnage. 6+6 b
205 Son heure était venue, et, déjà belliqueux, 6+6 a
Il s'en alla dès lors à la chasse avec eux. 6+6 a
Comme Ariane dans Naxos, l'île enchantée, 6−6 b
Étendu sur un tigre à la peau tachetée, 6+6 b
Il les suivait, mêlant sa voix aux hurlements ; 6+6 a
210 Joyeux, montrant devant les torrents écumants 6+6 a
L'impassibilité magnifique des bêtes, 6+6 b
Il s'en allait pensif en guerre, en chasse, aux fêtes, 6+6 b
Au meurtre, et quand passaient, avec des bonds soudains, 6+6 a
La gazelle aux yeux bleus, l'antilope, les daims, 6+6 a
215 Les chèvres, les troupeaux de cerfs, les bœufs difformes, 6+6 b
Son tigre le posait sous les feuilles énormes, 6+6 b
Dans une solitude où rien ne le gardait, 6+6 a
Et là, les yeux tout grands ouverts, il regardait. 6+6 a
Il voyait le combat sinistre, la vaillance, 6+6 b
220 La victoire, comment le fier lion s'élance 6+6 b
Sur sa victime avec de grands bonds souverains, 6+6 a
La terrasse d'un coup de griffe sur les reins, 6+6 a
Puis la déchire ; et quand ce beau guerrier qui tue 6+6 b
Marchait, crinière au vent, sur sa proie abattue, 6+6 b
225 Quand le cerf éventré sur la terre appelait 6+6 a
Sa compagne en versant des larmes, et râlait, 6+6 a
Quand tout n'était que deuil, massacres, funérailles, 6+6 b
Quand le sol tout humide était jonché d'entrailles, 6+6 b
Quand tout autour du bois l'épouvante criait, 6+6 a
230 Le petit Éros blond et charmant souriait. 6+6 a
Plus tard même il entra nu parmi ces mêlées. 6+6 b
Ses tresses d'or au vent orageux déroulées, 6+6 b
Et sur les monts toujours le premier aux assauts 6+6 a
Il aidait à leurs jeux les petits lionceaux, 6+6 a
235 Se jetant sur sa proie, étouffant dans ses courses 6+6 b
D'humbles victimes ; puis se lavant dans les sources, 6+6 b
Et n'ayant rien qui hors le combat lui fût cher ; 6−6 a
Dépeçant, enfonçant ses ongles dans la chair, 6+6 a
Dans les cris des mourants cherchant des harmonies 6+6 b
240 Et tout le long du jour enivré d'agonies, 6+6 b
De râles, de sanglots et de cris triomphants, 6+6 a
Excitant les lions contre les éléphants, 6+6 a
Tuant et se gorgeant de meurtre avec délices, 6+6 b
Poussant d'un pied haineux la panthère et les lices, 6+6 b
245 Donnant la chasse même aux monstres inconnus, 6+6 a
Pour les atteindre mieux montant des chevaux nus, 6+6 a
Orgueilleux de pouvoir, en ses fières allures, 6+6 b
Mordre, briser des dents, tordre des chevelures, 6+6 b
Et s'éveillant aussi quand le tigre avait faim. 6+6 a
250 C'est ainsi que l'enfant jouait, et lorsqu'enfin 6+6 a
Las de voir sur les monts tout souillés de sa gloire 6+6 b
De larges ruisseaux noirs baigner ses pieds d'ivoire, 6+6 b
Il posait sa massue inerte sur son flanc, 6+6 a
Ses mains et ses bras nus étaient rouges de sang. 6+6 a
255 Pour rendre devant lui toute feinte inutile, 6+6 b
Il pouvait au besoin ramper comme un reptile ; 6+6 b
Il savait, se voilant d'un sourire amical, 6+6 a
Des cruautés de loup, des ruses de chacal, 6+6 a
Attendait l'ennemi dans l'ombre, et, taciturne, 6+6 b
260 Avait des yeux de feu comme un hibou nocturne. 6+6 b
Comme le bouc lascif il grimpait sur les rocs, 6+6 a
Et, sans être effrayé de leurs terribles chocs, 6+6 a
En poussant dans le flot sonore un bloc de marbre 6+6 b
S'élançait, comme un singe, aux minces branches d'arbre. 6+6 b
265 Puis, trouvant qu'il était le plus doux des fardeaux, 6+6 a
Les aigles, les condors l'emportaient sur leur dos, 6+6 a
Et, calme, il traversait l'éther comme une plume. 6+6 b
Souvent une cascade affreuse au front d'écume 6+6 b
Sans arrêter leur vol tombait sur leur chemin. 6+6 a
270 Le dieu, pâle et riant, essuyait de sa main 6+6 a
Le vaste flot poudreux qui lui fouettait la face 6+6 b
Et dans l'air ébloui continuait sa chasse, 6+6 b
Fondant comme un milan sur quelque oiseau ravi, 6+6 a
Et tout aise et criant quand l'aigle inassouvi, 6+6 a
275 Ayant vu sur la terre une proie assez belle, 6+6 b
Descendait de l'azur et s'élançait sur elle, 6+6 b
Et, pour mieux divertir l'enfant malicieux, 6+6 a
L'emportait pantelante au plus profond des cieux. 6+6 a
Souvent encor, parmi les riants groupes d'îles 6+6 b
280 Éros voguait, porté par de bruns crocodiles, 6+6 b
Apprenant d'eux comment dans les ruisseaux taris, 6+6 a
Cachés par les joncs verts, ils imitent les cris 6+6 a
D'un nouveau-né qui pleure ; il suivait les batailles 6+6 b
Des poissons monstrueux aux luisantes écailles ; 6+6 b
285 Hôte guerrier du fleuve, il nageait sur ses bords 6+6 a
Près des chevaux marins et des alligators, 6+6 a
Ou parfois, se cachant dans une île écartée, 6+6 b
Penchait ses yeux ravis sur l'onde ensanglantée. 6+6 b
Enfin il se lassa de ces monstres soumis. 6+6 a
290 Ayant pensé qu'ailleurs de puissants ennemis 6+6 a
Pourraient occuper mieux sa bravoure et ses charmes, 6+6 b
Il voulut se munir de véritables armes 6+6 b
Pour secouer l'ennui d'un repos importun, 6+6 a
Et, quoiqu'il n'eût jamais vu d'arc, il en fit un. 6+6 a
295 Il cueillit une branche avec soin, lisse, droite, 6+6 b
Plus dure que l'airain, et de sa main adroite 6+6 b
La courba ; puis tressa des fibres, dont il fit 6+6 a
Une corde, et, mettant le désert à profit, 6+6 a
Sans souci de meurtrir la dépouille superbe 6+6 b
300 De ses compagnons morts, pour avoir une gerbe 6+6 b
De traits, il ajusta sur des bouts de roseau 6+6 a
Une griffe de tigre et des plumes d'oiseau. 6+6 a
Alors, sans un adieu jeté vers les clairières, 6+6 b
Fier d'avoir assorti ces flèches meurtrières, 6+6 b
305 Il prit sa course à l'heure où le ciel se dorait, 6+6 a
Et, le cœur tout joyeux, sortit de la forêt. 6+6 a
Il arriva d'abord près d'un lac dont l'eau pure 6+6 b
Réfléchissait le ciel dans la haute verdure, 6+6 b
Et dont le flot qu'un souffle émeut, rideau changeant, 6+6 a
310 S'effaçait à demi sous les lotus d'argent, 6+6 a
Ces lys chastes, ces lys faits en forme de rose ! 6+6 b
Là, mêlant leurs beaux corps polis que l'onde arrose, 6+6 b
Des nymphes s'y baignaient, fuyant l'âpre chaleur, 6+6 a
Couronnant leurs cheveux de la divine fleur, 6+6 a
315 Rieuses, folâtrant, voguant sur les eaux calmes, 6+6 b
Et parfois sur leurs fronts cueillant de vertes palmes 6+6 b
Pour leurs jeux, ou tressant des colliers odorants, 6+6 a
Ou, parmi la fraîcheur des doux flots murmurants, 6+6 a
Sœurs dociles, fendant l'écume en longues lignes, 6+6 b
320 Si belles qu'on eût dit une troupe de cygnes 6+6 b
Dans l'azur ! Mais voici que le cruel amour, 6+6 a
Ayant tendu son arc les frappa tour à tour 6+6 a
De ses flèches de feu. Les nymphes éperdues, 6+6 b
Quittant le lac, au loin sur les roches ardues 6+6 b
325 Couraient, folles, sentant brûler leurs seins meurtris, 6+6 a
Arrachant leurs cheveux touffus, poussant des cris, 6+6 a
Ne sachant plus où fuir l'épouvantable outrage, 6+6 b
Et se roulaient dans l'herbe avec des pleurs de rage. 6+6 b
L'enfant Éros, content de ce premier exploit, 6+6 a
330 Regarda les grands cieux qu'il menaça du doigt, 6+6 a
Et, sans vouloir entendre une plainte importune, 6+6 b
Entra dans l'univers pour y chercher fortune. 6+6 b
Ô muse, c'est ainsi que le dessein prudent 6+6 a
Du roi Zeus fut trompé ; c'est ainsi que, pendant 6+6 a
335 Son enfance, l'amour apprit des tigres même 6+6 b
La cruauté, la ruse et la fureur suprême, 6+6 b
S'endormit près des grands lions dans les bois sourds, 6+6 a
Et fut le compagnon de guerre des vautours. 6+6 a
C'est ainsi que ce fils éclatant d'une mère 6+6 b
340 Adorable épuisa la jouissance amère 6+6 b
De voir pleurer, de voir souffrir, de voir mourir 6+6 a
Et de causer des maux que rien ne peut guérir. 6+6 a
Et c'est pourquoi tu fais notre dure misère, 6+6 b
C'est pourquoi tu meurtris nos âmes dans ta serre, 6+6 b
345 Amour des sens, ô jeune Éros, toi que le roi 6+6 a
Amour, le grand Titan, regarde avec effroi, 6+6 a
Et qui suças la haine impie et ses délices 6+6 b
Avec le lait cruel de tes noires nourrices ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 174((aa))
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