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Théodore de BANVILLE
Les Exilés
1867
L'EXIL DES DIEUX
C'est dans un bois sinistre et formidable, au nord 6+6 a
De la Gaule. Roidis par un suprême effort, 6+6 a
Les chênes monstrueux supportent avec rage 6+6 b
Les grands nuages noirs d'où va tomber l'orage ; 6+6 b
5 Le matin frissonnant s'éveille, et la clarté 6+6 a
De l'aube mord déjà le ciel ensanglanté. 6+6 a
Tout est lugubre et pâle, et les feuilles froissées 6+6 b
Gémissent, et, géants que de tristes pensées 6+6 b
Tourmentent, les rochers jusqu'à l'horizon noir 6+6 a
10 Se lèvent, méditant dans leur long désespoir ; 6+6 a
Et, blanche dans le jour douteux et dans la brume, 6+6 b
La cascade sanglote en sa prison d'écume. 6+6 b
Léchant les verts sapins avec un rire amer, 6+6 a
La mer aux vastes flots baigne leurs pieds, la mer 6+6 a
15 Douloureuse, où, groupés de distance en distance, 6+6 b
Accourent les vaisseaux de l'empereur Constance. 6+6 b
Tout à coup, ô terreur ! ô deuil ! Au bord des eaux 6+6 a
La terre s'épouvante, et jusque dans ses os 6+6 a
Tremble, et sur sa poitrine âpre, d'effroi saisie, 6+6 b
20 Se répand un parfum céleste d'ambroisie. 6+6 b
Un grand souffle éperdu murmure dans les airs ; 6+6 a
Une lueur vermeille au fond de ces déserts 6+6 a
Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière, 6+6 b
Ô vastes cieux ! Et là, marchant dans la clairière, 6+6 b
25 Luttant de clarté sombre avec le jour douteux, 6+6 a
Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux, 6+6 a
Eux, les grands exilés, les dieux. Ô misérables ! 6+6 b
Les chênes accablés par l'âge, et les érables 6+6 b
Les plaignent. Les voici. Voici Zeus, Apollon, 6+6 a
30 Aphrodite, marchant pieds nus (et son talon 6+6 a
A la blancheur d'un astre et l'éclat d'une rose ! ) 6+6 b
Athènè, dont jadis, dans l'éther grandiose, 6+6 b
Le clair regard, luttant de douceur et de feu, 6+6 a
Était l'intensité sereine du ciel bleu. 6+6 a
35 Hèrè, Dionysos, Hèphaistos triste et grave 6+6 b
Et tous les autres dieux foulant la terre esclave 6+6 b
S'avancent. Tous ces rois marchent, marchent sans bruit. 6+6 a
Ils marchent vers l'exil, vers l'oubli, vers la nuit, 6+6 a
Résignés, effrayants, plus pâles que des marbres, 6+6 b
40 Parfois heurtant leurs fronts dans les branches des arbres, 6+6 b
Et, tandis qu'ils s'en vont, troupeau silencieux, 6+6 a
La fatigue d'errer sans repos sous les cieux 6+6 a
Arrache des sanglots à leurs bouches divines, 6+6 b
Et des soupirs affreux sortent de leurs poitrines. 6+6 b
45 Car, depuis qu'en riant les empereurs, jaloux 6+6 a
De leur gloire, les ont chassés comme des loups, 6+6 a
Et que leurs palais d'or sont brisés sur les cimes 6+6 b
De l'Olympe à jamais désert, les dieux sublimes 6+6 b
Errent, ayant connu les pleurs, soumis enfin 6+6 a
50 À la vieillesse horrible, aux douleurs, à la faim, 6+6 a
Aux innombrables maux que tous les hommes craignent, 6+6 b
Et leurs pieds, déchirés par les épines, saignent. 6+6 b
Zeus, à présent vieillard, a froid, et sur ses flancs 6+6 a
Serre un haillon de pourpre, et ses cheveux sont blancs. 6+6 a
55 Sa barbe est blanche : au fond du lointain qui s'allume 6+6 b
Ses épouses en deuil le suivent dans la brume. 6+6 b
Hèrè, Lèto, Mètis, Eurynomè, Thémis 6+6 a
Sont là, blanches d'effroi, pâles comme des lys, 6+6 a
Et pleurent. Sur leurs fronts mouillés par la rosée 6+6 b
60 L'aigle vole au hasard de son aile brisée. 6+6 b
Et celui qui tua la serpente Pytho, 6+6 a
Le brillant Lycien, cache sous son manteau 6+6 a
Son arc d'argent, rompu. Triste en sa frénésie, 6+6 b
Le beau Dionysos pleure la molle Asie ; 6+6 b
65 Et ce hardi troupeau, les femmes au sein nu 6+6 a
Qui le suivaient naguère au pays inconnu, 6+6 a
Folles, aspirant l'air avec ses doux arômes, 6+6 b
Ne sont plus à présent que spectres et fantômes. 6+6 b
Hermès, qui n'ouvre plus ses ailes, en chemin 6+6 a
70 Songe, et le rameau d'or s'est flétri dans sa main. 6+6 a
Athènè, l'invisible Arès, mangent les mûres 6+6 b
De la haie, et n'ont plus que des lambeaux d'armures ; 6+6 b
Dèmèter, pâle encor de tous les maux soufferts, 6+6 a
Tient sa fille livide, arrachée aux enfers, 6+6 a
75 Et la blonde Arthémis, terrible, échevelée, 6+6 b
Bondit encor, fixant sa prunelle étoilée 6+6 b
Sur la nuit redoutable et morne des forêts, 6+6 a
Cherchant des ennemis à percer de ses traits, 6+6 a
Et sur sa jambe flotte et vole avec délire 6+6 b
80 Sa tunique d'azur que l'ouragan déchire. 6+6 b
Cependant, les regards baissés vers le sol noir, 6+6 a
Les muses lentement chantent le désespoir 6+6 a
De l'exil, dont leur père a dû subir l'outrage, 6+6 b
Et leur hymne farouche éclate avec l'orage. 6+6 b
85 Toute l'horreur des cieux perdus est dans leur voix ; 6+6 a
Les arbres, les rochers, les profondeurs des bois, 6+6 a
Les antres noirs ouverts sous la rude broussaille 6+6 b
S'émeuvent, et la mer, la mer aussi tressaille, 6+6 b
La mer tumultueuse, et sur son flot grondant, 6+6 a
90 Vieux, tenant un morceau brisé de son trident, 6+6 a
Poseidon apparaît, s'élevant sur la cime 6+6 b
Des ondes. Près de lui, fugitifs dans l'abîme, 6+6 b
Pontos, Céto, Nèreus, Phorcys, Thétis, couverts 6+6 a
D'écume, gémissant au milieu des flots verts, 6+6 a
95 Sur les pointes des rocs heurtent leurs fronts livides 6+6 b
En signe de détresse, et les océanides, 6+6 b
Frappant leur sein de neige et pleurant les tourments 6+6 a
Des grands dieux, vers le ciel tordent leurs bras charmants. 6+6 a
Leur douleur, en un chant d'une fierté sauvage, 6+6 b
100 S'exhale avec des cris de haine, et du rivage 6+6 b
Écoutant cette plainte affreuse, à leurs sanglots 6+6 a
Aphroditè répond, fille auguste des flots ! 6+6 a
Ô douleur ! Son beau corps fait d'une neige pure 6+6 b
Rougit, et sous le vent jaloux subit l'injure 6+6 b
105 De l'orage ; son sein aigu, déjà meurtri 6+6 a
Par leur souffle glacé, frissonne à ce grand cri. 6+6 a
Le visage divin et fier de Cythérée, 6+6 b
Dont rien ne peut flétrir la majesté sacrée, 6+6 b
A toujours sa splendeur d'astre et de fruit vermeil ; 6+6 a
110 Mais, dénoués, épars, ses cheveux de soleil 6+6 a
Tombent sur son épaule, et leur masse profonde 6+6 b
Comme d'un fleuve d'or en fusion l'inonde. 6+6 b
Leur vivante lumière embrase la forêt. 6+6 a
Mêlés et tourmentés par la bise, on dirait 6+6 a
115 Que leur flot pleure, et quand la reine auguste penche 6+6 b
Son front, dans ce bel or brille une tresse blanche. 6+6 b
Les larmes de Cypris ont brûlé ses longs cils. 6+6 a
Frémissante, elle aussi déplore les exils 6+6 a
Des grands dieux, et, tandis que les océanides 6+6 b
120 Gémissent dans la mer stérile aux flots rapides, 6+6 b
Elle parle en ces mots, et son rire moqueur, 6+6 a
Tout plein du désespoir qui gonfle son grand cœur, 6+6 a
Dans l'ombre où le matin lutte avec les ténèbres 6+6 b
Donne un accent de haine à ses plaintes funèbres : 6+6 b
125 « Ô nos victimes ! Rois monstrueux, dieux titans 6+6 a
Que nous avons chassés vers les gouffres du temps 6+6 a
Fils aînés du Chaos aux chevelures d'astres, 6+6 b
Dont le souffle et les yeux contenaient les désastres 6+6 b
Des ouragans ! Japet ! Hypérion, l'aîné 6+6 a
130 De nos aïeux ! ô toi, ma mère Dioné ! 6+6 a
Et toi qui t'élanças, brillant, vers tes victoires, 6+6 b
Du sein de l'Érèbe, où dormaient tes ailes noires, 6+6 b
Toi le premier, le plus ancien des dieux, Amour ! 6+6 a
Voyez, l'homme nous chasse et nous hait à son tour, 6+6 a
135 Votre sang reparaît sur nos mains meurtrières, 6+6 b
Et nous errons, vaincus, parmi les fondrières. 6+6 b
Eh bien ! Oui, nous fuyons ! Nos regards, ciel changeant, 6+6 a
Ne reflèteront plus les longs fleuves d'argent. 6+6 a
Elle-même, la vie amoureuse et bénie 6+6 b
140 Nous pousse hors du sein de l'être, et nous renie. 6+6 b
Homme, vil meurtrier des dieux, es-tu content ? 6+6 a
Les bois profonds, les monts et le ciel éclatant 6+6 a
Sont vides, et les flots sont vides : c'est ton règne ! 6+6 b
Cherche qui te console et cherche qui te plaigne ! 6+6 b
145 Les sources des vallons boisés n'ont plus de voix, 6+6 a
L'antre n'a plus de voix, les arbres dans les bois 6+6 a
N'ont plus de voix, ni l'onde où tu buvais, poëte ! 6+6 b
Et la mer est muette, et la terre est muette, 6+6 b
Et rien ne te connaît dans le grand désert bleu 6+6 a
150 Des cieux, et le soleil de feu n'est plus un dieu ! 6+6 a
Il ne te voit plus. Rien de ce qui vit, frissonne, 6+6 b
Respire ou resplendit, ne te connaît. Personne 6+6 b
À présent, vagabond, ne sait d'où tu venais 6+6 a
Et ne peut dire : c'est l'homme. Je le connais. 6+6 a
155 La nature n'est plus qu'un grand spectre farouche 6+6 b
Son cœur brisé n'a plus de battements. Sa bouche 6+6 b
Est clouée, et les yeux des astres sont crevés. 6+6 a
Tu ne finiras pas les chants inachevés, 6+6 a
Et tes fils, ignorant l'adorable martyre, 6+6 b
160 Demanderont bientôt ce que tu nommais lyre ! 6+6 b
Oh ! Lorsque tu chantais et que tu combattais, 6+6 a
Nous venions te parler à mi-voix ! Tu sentais 6+6 a
Près de ta joue, avec nos suaves murmures, 6+6 b
Délicieusement le vent des chevelures 6+6 b
165 Divines. Maintenant, savoure ton ennui. 6+6 a
Te voilà nu sous l'œil effrayant de celui 6+6 a
Qui voit tant de milliers de mondes et d'étoiles 6+6 b
Naître, vivre et mourir dans l'infini sans voiles, 6+6 b
Et devant qui les grains de poudre sont pareils 6+6 a
170 À ces gouttes de nuit que tu nommes soleils. 6+6 a
Tout est dit. Ne va plus boire la poésie 6+6 b
Dans l'eau vive ! Les dieux enivrés d'ambroisie 6+6 b
S'en vont et meurent, mais tu vas agoniser. 6+6 a
Ce doux enivrement des êtres, ce baiser 6+6 a
175 Des choses, qui toujours voltigeait sur tes lèvres, 6+6 b
Ce grand courant de joie et d'amour, tu t'en sèvres ! 6+6 b
Ils ne fleuriront plus tes pensers, enchantés 6+6 a
Par l'éblouissement des blanches nudités. 6+6 a
Donc subis la laideur et la douleur. Expie. 6+6 b
180 Nous, cependant, chassés par ta fureur impie, 6+6 b
Nous fuyons, nous tombons dans l'abîme béant, 6+6 a
Et nous sommes la proie horrible du néant. 6+6 a
Hellas, adieu ! Forêts, vallons, monts grandioses, 6+6 b
Rocs de marbre, ruisseaux d'eau vive, lauriers-roses ! 6+6 b
185 Mais, homme, quand la nuit reprend nos cheveux d'or 6+6 a
Et nos fronts lumineux, tu sentiras encor 6+6 a
Nos soupirs s'envoler vers ta demeure vide, 6+6 b
Et sur tes mains couler nos pleurs, ô parricide ! » 6+6 b
C'est ainsi que parla dans son divin courroux 6+6 a
190 La grande Aphroditè. Sur les feuillages roux, 6+6 a
Tout sanglant et vainqueur de l'ombre qui recule, 6+6 b
Le jour dans un sinistre et sombre crépuscule 6+6 b
S'était levé. Baissant leurs regards éblouis, 6+6 a
Les grands dieux en pleurs dans la brume évanouis, 6−6 a
195 Formes sous le soleil de feu diminuées, 6+6 b
S'effaçaient tristement dans les vagues nuées 6+6 b
Où leurs fronts désolés apparaissaient encor. 6+6 a
Aphroditè, la reine adorable au front d'or, 6+6 a
Avec son sein de rose et ses blancheurs d'étoile 6+6 b
200 Sembla s'évanouir comme eux sous le long voile 6+6 b
De la brume indécise, en laissant dans ces lieux 6+6 a
Qu'avaient illuminés de leurs feux radieux 6+6 a
Son sein de lys sans tache et sa toison hardie, 6+6 b
Un reflet pâlissant de neige et d'incendie. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
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