Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
Odes funambulesques
1857
ÉVOHÉ
NÉMÉSIS INTÉRIMAIRE
SATIRE TROISIÈME
L'OPÉRA TURC
Chère Évohé, voici le carnaval qui vient, 6+6 a
Et l'on danse à la fin du mois, s'il m'en souvient. 6+6 a
Je voulais vous montrer une chose divine, 6+6 b
Un domino charmant que Gavarni dessine, 6+6 b
5 Une surprise, enfin ! Pourquoi venir le soir ? 6+6 a
Nous n'avons même pas le temps de nous asseoir, 6+6 a
Quand j'aurais, pour rester sur ces divans sublimes, 6+6 b
Encor plus de raisons que vous n'avez de rimes ! 6+6 b
Il faut partir. Prenez votre châle, Évohé. 6+6 a
10 Si je ne vous savais un cœur très-dévoué, 6+6 a
Et de l'esprit à flots, si vous étiez bégueule, 6+6 b
Je vous engagerais à rester toute seule ; 6+6 b
Car je crois qu'il s'agit d'aller encore un coup 6+6 a
Attaquer un défaut que vous avez beaucoup. 6+6 a
15 Vous voyez trop souvent votre amie au king's Charle 6+6 b
Et je vous vois rougir chaque fois que j'en parle ! 6+6 b
Tortille tes cheveux avec des tresses d'or, 6+6 a
Ô ma muse, et volons sur l'aile d'un condor 6+6 a
Jusqu'au pays féerique où les blanches sultanes 6+6 b
20 Baignent leurs corps polis à l'ombre des platanes, 6+6 b
Et s'enivrent le cœur aux chansons du harem 6+6 a
Sous les rosiers de Perse et de Jérusalem, 6+6 a
Tandis qu'en souriant, les esclaves tartares 6+6 b
Arrachent des soupirs à l'âme des guitares. 6+6 b
25 Il était à Stamboul un théâtre enchanteur, 6+6 a
Dont le sultan lui-même était le directeur : 6+6 a
La musique et ses voix, l'altière poésie, 6+6 b
Les danses de l'Espagne et de la molle Asie 6+6 b
Enchantaient, à souhait pour l'extase des sens, 6+6 a
30 Ce palais ébloui de feux resplendissants. 6+6 a
Or, le sultan, naguère, en ses jours d'allégresse, 6+6 b
Avait dormi longtemps chez les filles de Grèce, 6+6 b
Et, versant des parfums sous le ciel embaumé, 6+6 a
Ainsi que Madeleine avait beaucoup aimé. 6+6 a
35 Mais quand l'âge de glace eut fondu cette lave, 6+6 b
Il fut, à son hiver, l'esclave d'une esclave 6+6 b
Qui lui chantait le soir de doux airs espagnols, 6+6 a
D'une voix douce à faire envie aux rossignols. 6+6 a
Elle avait les langueurs des filles de la Gaule, 6+6 b
40 Soit qu'elle soupirât la romance du saule, 6+6 b
Ou quelque chant d'amour plaintif et singulier, 6+6 a
Sous l'habit provoquant d'un jeune cavalier. 6+6 a
Mais sa pourpre, fatale aux amours des captives, 6+6 b
Buvait le sang vermeil des blanches et des juives, 6+6 b
45 Et ses regards emplis de force et de douceur, 6+6 a
Demandaient chaque mois la tête d'un danseur. 6+6 a
Lorsque la favorite, avec ses airs de reine, 6+6 b
Apparaissait, portant la couronne sereine 6+6 b
Dont les lys enflammés ruisselaient en marchant, 6+6 a
50 Tout le peuple ébloui du ballet et du chant 6+6 a
Tremblait devant son doigt noyé dans la dentelle. 6+6 b
Un seul avait trouvé sa grâce devant elle, 6+6 b
Ardent comme un lion ou comme le simoun, 6+6 a
Un habile chanteur qu'on appelait Medjnoun. 6+6 a
55 Or, ce jeune homme avait la perle des maîtresses, 6+6 b
Une blanche houri qui, par ses longues tresses, 6+6 b
Jetait aux quatre vents tous les parfums d'Ophir, 6+6 a
Paupière aux sourcils noirs, prunelles de saphir, 6+6 a
Gazelle pour la grâce indolente des poses, 6+6 b
60 Nourmahal, dont la lèvre énamourait les roses. 6+6 b
Medjnoun se demandait quel ange au firmament 6+6 a
Avait fondu pour lui des cœurs de diamant, 6+6 a
Lorsque, par une nuit claire d'astres sans nombre, 6+6 b
Errant par les sentiers du jardin comme une ombre, 6+6 b
65 Près d'un kiosque doré, que les pâles jasmins 6+6 a
Et les lys aux yeux d'or entouraient de leurs mains, 6+6 a
Et sur lequel aussi dormaient dans la nuit brune 6+6 b
Les blancs rosiers baignés des blancs rayons de lune, 6+6 b
Par la fenêtre ouverte il entendit deux voix. 6+6 a
70 L'une disait (c'était la favorite) : « oh ! Vois, 6+6 a
Ma Nourmahal ! Jamais le cœur des jeunes hommes 6+6 b
Ne s'attendrit ; mais nous, ma chère âme, nous sommes 6+6 b
Douces ; nos longs cheveux sur nos seins endormis 6+6 a
Ont l'air en se mêlant de deux fleuves amis ; 6+6 a
75 Les rayons de la nuit argentent nos pensées, 6+6 b
Lorsque dans un hamac mollement balancées, 6+6 b
Entrelaçant nos bras, nous chantons deux à deux, 6+6 a
Ou que, nous confiant à des flots hasardeux, 6+6 a
Et laissant l'eau d'azur baiser nos gorges blondes, 6+6 b
80 Nous en dérobons l'or sous la moire des ondes. » 6+6 b
La favorite alors, les yeux noyés de pleurs, 6+6 a
Voyait à chaque mot éclore mille fleurs 6+6 a
Sur le sein de l'enfant rougissante et sans voiles, 6+6 b
Et le regard perdu dans ses yeux pleins d'étoiles 6+6 b
85 Comme les océans du ciel oriental, 6+6 a
Était agenouillée aux pieds de Nourmahal, 6+6 a
Et Nourmahal honteuse, au bout de chaque phrase, 6+6 b
Ramenait sur son cou sa tunique de gaze. 6+6 b
—« permettez, dit Medjnoun, entrant à la Talma, 6+6 a
90 « qu'ici je vous salue, et que j'emmène ma 6+6 a
« maîtresse ; il se fait tard et notre chambre est prête. 6+6 b
Medjnoun fut le jour même admis à la retraite. 6+6 b
Ô frères de don Juan ! Dompteurs des flots amers, 6+6 a
Qui déchirez la perle au sein meurtri des mers, 6+6 a
95 Vous dont l'ardente lèvre eût bu jusqu'à la lie 6+6 b
Les mystères sacrés de Gnide et d'Idalie, 6+6 b
Avec vos doigts sanglants fouillez l'œuvre de Dieu, 6+6 a
Et vous ne trouverez jamais, sous le ciel bleu, 6+6 a
Si chaste lèvre, encor pleine de fleurs mi-closes, 6+6 b
100 Dont la pâle amitié n'ait effeuillé les roses ! 6+6 b
Toi qui, depuis longtemps avec ton pied vainqueur, 6+6 a
As foulé pas à pas les replis de mon cœur, 6+6 a
Blonde Évohé ! Tu sais si j'aime le théâtre. 6+6 b
Polichinelle seul peut me rendre idolâtre, 6+6 b
105 Et, lorsque nous prenons des billets au bureau, 6+6 a
C'est pour voir par hasard, Giselle ou Deburau. 6+6 a
Pour la grande musique, elle est notre ennemie : 6+6 b
les lauriers sont coupés et j'aime mieux ma mie, 6+6 b
Avec la Kradoudja, suffisent à nos vœux, 6+6 a
110 Et le moindre trio fait dresser nos cheveux. 6+6 a
Eh bien ! Ma pauvre fille, il faut parler musique ! 6+6 b
La basse foudroyante et le ténor phthisique 6+6 b
Nous font l'œil en coulisse et demandent nos vers ; 6+6 a
Duègne au nez de rubis, ingénue aux bras verts, 6+6 a
115 Ciel rouge, galonné de quinquets pour la frange, 6+6 b
Il faut décrire tout, jusqu'aux arbres orange. 6+6 b
La clarinette aspire à des canards écrits, 6+6 a
Et le bugle naissant nous réclame à grands cris. 6+6 a
Donc, samedi prochain, nous dirons à l'Europe 6+6 b
120 Comment tombe le cèdre au niveau de l'hysope, 6+6 b
Et comment, et par quels joueurs d'accoron, 6+6 a
L'opéra, devenu pareil à l'oon, 6+6 a
A vu, depuis trois ans, aux stalles dédaignées, 6+6 b
S'empiler en monceau les toiles d'araignées ; 6+6 b
125 Et comment il a fait, pour trouver un ténor, 6+6 a
Des voyages plus longs que tous ceux d'Anténor. 6+6 a
Après tous nos malheurs et ton frac mis en loques, 6+6 b
Tu dois haïr Thalie et toutes ses breloques ; 6+6 b
Mais si tu peux encor me suivre sans frémir, 6+6 a
130 Je te promets ce soir ce bijou de Kashmir 6+6 a
Qu'un faible vent d'été ride comme les vagues, 6+6 b
Et qui passe au travers des plus petites bagues. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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