Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
Odes funambulesques
1857
LA VILLE ENCHANTÉE
Il est de par le monde une cité bizarre, 6+6 a
Où Plutus en gants blancs, drapé dans son manteau, 6+6 b
Offre une cigarette à son ami Lazare, 6+6 a
Et l'emmène souper dans un parc de Wateau. 6+6 b
5 Les centaures fougueux y portent des badines ; 6+6 a
Et les dragons, au lieu de garder leur trésor, 6+6 b
S'en vont sur le minuit, avec des baladines, 6+6 a
Faire un maigre dîner dans une maison d'or. 6+6 b
C'est là que parle et chante avec des voix si douces, 6+6 a
10 Un essaim de beautés plus nombreuses cent fois, 6+6 b
En habit de satin, brunes, blondes et rousses, 6+6 a
Que le nombre infini des feuilles dans les bois ! 6+6 b
Ô pourpres et blancheurs ! Neiges et rosiers ! L'une 6+6 a
En découvrant son sein plus blanc que la Jung-Frau, 6+6 b
15 Cause avec Cyrano, qui revient de la lune, 6+6 a
L'autre prend une glace avec Cagliostro. 6+6 b
C'est le pays de fange et de nacre de perle ; 6+6 a
Un tréteau sur les fûts du cabaret prochain, 6+6 b
Spectacle où les décors sont peints par Diéterle, 6+6 a
20 Cambon, Thierry, Séchan, Philastre et Despléchin ; 6+6 b
Un théâtre en plein vent, où, le long de la rue, 6+6 a
Passe, tantôt de face et tantôt de profil, 6+6 b
Un mimodrame avec des changements à vue, 6+6 a
Comme ceux de Gringoire et du céleste Will. 6+6 b
25 Là, depuis Idalie, où Cypris court sur l'onde 6+6 a
Dans un brougham de nacre attelé d'un dauphin, 6+6 b
Vous voyez défiler tous les pays du monde 6+6 a
Avec un air connu, comme chez Séraphin. 6+6 b
La belle au bois dormant, sur la moire fleurie 6+6 a
30 De la molle ottomane où rêve le chat Murr, 6+6 b
Parmi l'air rose et bleu des feux de la féerie 6+6 a
S'éveille après cent ans sous un baiser d'amour. 6+6 b
La chinoise rêveuse assise dans sa jonque, 6+6 a
Les yeux peints, et les bras ceints de perles d'Ophir, 6+6 b
35 D'un ongle de rubis rose comme une conque 6+6 a
Agace sur son front un oiseau de saphir. 6+6 b
Sous le ciel étoilé, trempant leurs pieds dans l'onde 6+6 a
Que parfument la brise et le gazon fleuri, 6+6 b
Et d'un bois de senteur couvrant leur gorge blonde, 6+6 a
40 Dansent à s'enivrer les bibiaderi. 6+6 b
Là, belles des blancheurs de la pâle chlorose, 6+6 a
Et confiant au soir les rougeurs des aveux, 6+6 b
Les vierges de Lesbos vont sous le laurier-rose 6+6 a
S'accroupir dans le sable et causer deux à deux. 6+6 b
45 La reine Cléopâtre, en sa peine secrète, 6+6 a
Fière de la morsure attachée à son flanc, 6+6 b
Laisse tomber sa perle au fond du vin de Crète, 6+6 a
Et sa pourpre et sa lèvre ont des lueurs de sang. 6+6 b
Voici les beaux palais où sont les hétaïres, 6+6 a
50 Sveltes lys de Corinthe et roses de Milet, 6+6 b
Qui, dans des bains de marbre, au chant divin des lyres, 6+6 a
Lavent leurs corps sans tache avec un flot de lait. 6+6 b
Au fond de ces séjours à pompe triomphale, 6+6 a
Où l'or met des rayons dans les yeux éblouis, 6+6 b
55 Hercule enrubanné file aux genoux d'Omphale. 6+6 a
Et Diogène dort sur le sein de Laïs. 6+6 b
Salut, jardin antique, ô Tempé familière 6+6 a
Où le grand Arouet a chanté Pompadour, 6+6 b
Où passaient avant eux Louis et La Vallière, 6+6 a
60 La lèvre humide encor de cent baisers d'amour ! 6+6 b
C'est là que soupiraient aux pieds de la dryade, 6+6 a
Dans la nuit bleue, à l'heure où sonne l'angelus, 6+6 b
Et le jeune Lauzun, fier comme Alcibiade, 6+6 a
Et le vieux Richelieu, beau comme Antinoüs. 6+6 b
65 Mais, ce qui me séduit, et ce qui me ramène 6+6 a
Dans la verdure, où j'aime à soupirer le soir, 6+6 b
Ce n'est pas seulement Phyllis et Dorimène, 6+6 a
Avec sa robe d'or que porte un page noir. 6+6 b
C'est là que vit encor le peuple des statues 6+6 a
70 Sous ses palais taillés dans les mélèzes verts, 6+6 b
Et que le chœur charmant des nymphes demi-nues 6+6 a
Pleure et gémit avec la brise des hivers. 6+6 b
Les naïades sans yeux regardent les grands arbres 6+6 a
Pousser de longs rameaux qui blessent leurs beaux seins, 6+6 b
75 Et, sur ces seins meurtris croisant leurs bras de marbres, 6+6 a
Augmentent d'un ruisseau les larmes des bassins. 6+6 b
Aujourd'hui les wagons, dans ces steppes fleuries 6+6 a
Devancent l'hirondelle en prenant leur essor, 6+6 b
Et coupent dans leur vol ces suaves prairies, 6+6 a
80 Sur un ruban de fer qui borde un chemin d'or. 6+6 b
Ailleurs, c'est le palais d'Italie et de Grèce 6+6 a
Où règnent des bergers et des dieux demi-nus, 6+6 b
Pour lequel Titien a donné sa maîtresse, 6+6 a
Où Phidias a mis les siennes, ses Vénus ! 6+6 b
85 Et maintenant, voici la coupole féerique 6+6 a
Où, près des flots d'argent, sous les lauriers en fleurs, 6+6 b
Le grand Orphée apporte à la Grèce lyrique 6+6 a
La lyre que Sappho baignera dans les pleurs. 6+6 b
Ô ville où le flambeau de l'univers s'allume ! 6+6 a
90 Aurore dont l'œil bleu, rempli d'illusions, 6+6 b
Tourné vers l'orient, voit passer dans sa brume 6+6 a
Des foyers de splendeur étoilés de rayons ! 6+6 b
Ce théâtre en plein vent bâti dans les étoiles, 6+6 a
Où passent à la fois Cléopâtre et Lola, 6+6 b
95 Où défile en dansant, devant les mêmes toiles, 6+6 a
Un peuple chimérique en habit de gala ; 6+6 b
Ce pays de soleil, d'or et de terre glaise, 6+6 a
Cette étrange cité, c'est Athène ou Paris, 6+6 b
Eldorado du monde, où la fashion anglaise 6+6 a
100 Importe deux fois l'an ses tweeds et ses paris. 6+6 b
Pour moi, c'est dans un coin du salon d'Aspasie, 6+6 a
Sur l'album électrique où, parmi nos refrains, 6+6 b
Phidias et Diaz ont mis leur fantaisie, 6+6 a
Que je rime cette ode en vers alexandrins. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 26(abab)
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