Métrique en Ligne
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Théodore de BANVILLE
DANS LA FOURNAISE
Dernières Poésies
1892
Musique
Dans un coin de la ville ancienne disparue, 6+6 a
Depuis douze ans bientôt passés, j'habite, rue 6+6 a
De l'Éperon, au rez-de-chaussée, un très vieil 6−6 b
Hôtel, hanté par les oiseaux et le soleil. 6−6 b
5 Du côté du jardin, les ailes familières 6+6 a
Emplissent de frissons les feuillages des lierres ; 6+6 a
Mais, hélas ! on entend, dès que revient le jour, 6+6 b
De bien autres chanteurs du côté de la cour, 6+6 b
Où force malheureux, affligés d'un catarrhe, 6+6 a
10 Miaulent avec rage en pinçant la guitare, 6+6 a
Bande qui fait la joie et l'ornement des cours. 6+6 b
Là sont des béquillards, des aveugles, des sourds. 6+6 b
Blêmes comme Pierrot, verts comme des pistaches 6+6 a
Des gens à chapeaux mous, des masques à moustaches 6+6 a
15 Chantent des airs, hélas ! — car tels sont leurs talents, 6+6 b
Qu'ils ne sauront jamais, quand ils vivraient mille ans. 6+6 b
Tel, pareil à ces morts échoués à la Morgue, 6+6 a
Tourne la manivelle indécente de l'orgue 6+6 a
Ou, triste comme un vieil acteur de l'Oon, 6+6 b
20 Tourmente le soufflet du faible accoron, 6+6 b
Et tel, car c'est encore une façon plus nette, 6+6 a
De sa bouche sans dents mord une clarinette. 6+6 a
Celui-là fait pleurer l'âme du violon 6+6 b
En jouant du Lecocq ou du Bach, c'est selon, 6+6 b
25 Et tous chantent ! — Déesse adorable, ô Musique ! 6+6 a
Ces types accomplis de la hideur physique 6+6 a
Chantent d'un cœur tranquille. Oh ! comme ils chantent faux 6+6 b
Et de leurs pantalons soulignant les défauts 6+6 b
Toutes les fanges, par les balais reculées, 6−6 a
30 Baisent avec amour leurs bottes éculées. 6+6 a
Cependant, tels qu'ils sont, déguenillés, maudits, 6+6 b
Je les aime, ces noirs mendiants, ces bandits 6+6 b
Que l'âpre faim déchire et sur qui les cieux pleuvent, 6+6 a
Parce que sous la nue ils chantent comme ils peuvent, 6+6 a
35 Oiseaux boiteux qu'en vain sollicite l'azur, 6+6 b
Parce que je ne sais quel souvenir obscur 6+6 b
De la Lyre frémit dans leur voix étouffée 6+6 a
Et qu'ils sont, comme moi, de la race d'Orphée. 6+6 a
Ces gueux, plus enroués qu'une meute aux abois, 6+6 b
40 Ressemblent à des loups qui pleurent dans les bois 6+6 b
Et, parmi ces faiseurs de trilles et de gammes, 6+6 a
Du matin jusqu'au soir grouillent des tas de femmes. 6+6 a
Des fillettes à l'œil déjà noyé d'amour 6+6 b
Sur un rhythme dansant font sonner leur tambour, 6+6 b
45 Et des vieilles sans nombre aux allures fossiles 6+6 a
Convulsent en chantant leurs faces imbéciles, 6+6 a
Gémissent avec des sanglots et des hoquets 6−6 b
Et portent leurs petits roulés en des paquets. 6+6 b
C'est la procession de tous les monstres. L'une 6+6 a
50 Montre sur son visage une pâleur de lune 6+6 a
Et, comme un lac, s'argente, et l'autre, au nez camard, 6+6 b
A sur sa joue en feu des rougeurs de homard. 6+6 b
Rien n'est plus effrayant à voir que les structures 6+6 a
Et les corps abolis de ces caricatures ; 6+6 a
55 Et pourtant, quand leurs voix font leur bruit énervant 6+6 b
Comme les grincements de l'orage et du vent, 6+6 b
Avec leurs fronts hideux que les bises meurtrissent, 6+6 a
Dans leur misère ces chanteuses m'attendrissent 6−6 a
Et sans être offensé de leurs chants criminels, 6+6 b
60 Je les contemple avec des regards fraternels. 6+6 b
Une surtout, pareille à quelque étrange fée, 6+6 a
Pâle, jaune, recuite et d'un mouchoir coiffée. 6+6 a
Au fond de ses yeux bleus tout petits, dont le tour 6+6 b
Est bistré, se lamente un long passé d'amour, 6+6 b
65 Et sur sa bouche en coup de sabre, le génie 6+6 a
De la femme a gravé sa tranquille ironie. 6+6 a
Sans nul doute elle fut, parmi l'or et les fleurs, 6+6 b
Une Parisienne aux yeux ensorceleurs ; 6+6 b
Car le reflet des vieux souvenirs la décore 6+6 a
70 Et le songeur ému voit trembloter encore 6+6 a
Le triomphe et l'orgueil en son regard terni. 6+6 b
Je la nomme souvent : la vieille Gavarni, 6+6 b
Car je crois la revoir parmi ces aquarelles 6+6 a
Que le maître peuplait d'âmes surnaturelles, 6+6 a
75 Et sur le châle où court un frisson d'air subtil, 6+6 b
Je vois distinctement les hachures dont il 6+6 b
Avivait sa peinture avec de l'encre rouge. 6+6 a
Et ce mince lambeau qui grelotte et qui bouge, 6+6 a
Où parfois le soleil jette un fuyant éclair, 6+6 b
80 Étoffe tristement décolorée, a l'air 6+6 b
Des drapeaux devenus haillons, que la Victoire 6+6 a
Avait jadis enflés dans la bataille noire, 6+6 a
Alors que les clairons sonnaient dans l'air fumant, 6+6 b
Et que les vieux soldats gardent pieusement. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
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