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Théodore de BANVILLE
Les Cariatides
1842
LIVRE DEUXIÈME
CEUX QUI MEURENT ET CEUX QUI COMBATTENT
IV
UNE NUIT BLANCHE
La ville, mer immense, avec ses bruits sans nombre, 6+6 a
A sur les flots du jour replié ses flots d'ombre, 6+6 a
Et la nuit secouant son front plein de parfums, 6+6 b
Inonde le ciel pur de ses longs cheveux bruns. 6+6 b
5 Moi, pensif, accoudé sur la table, j'écoute 6+6 a
Cette haleine du soir que je recueille toute. 6+6 a
Plus rien ! Ma lampe seule, en mon réduit obscur 6+6 b
De son pâle reflet inondant le vieux mur, 6+6 b
Dit tout bas qu'au milieu du sommeil de la terre 6+6 a
10 Travaille une pensée étrange et solitaire. 6+6 a
Et cependant en proie à mille visions, 6+6 b
Mon esprit hésitant s'emplit d'illusions, 6+6 b
Et mes doigts engourdis laissent tomber ma plume. 6+6 a
C'est le sommeil qui vient. Non, mon regard s'allume, 6+6 a
15 Et, comme avec terreur, ma chair a frissonné. 6+6 b
Quel est ce bruit lointain ? Ah ! L'horloge a sonné ! 6+6 b
Et la page est encor vierge. Mon corps débile 6+6 a
Se débat sous le feu d'une fièvre stérile. 6+6 a
J'attends en vain l'idée et l'inspiration. 6+6 b
20 Comme tu me mentais, splendide vision 6+6 b
Qui venais me bercer d'une espérance vaine ! 6+6 a
Être impuissant ! N'avoir que du sang dans la veine ! 6+6 a
Avoir voulu d'un mot définir l'univers, 6+6 b
Et ne pouvoir trouver l'arrangement d'un vers ! 6+6 b
25 Me suis-je donc mépris ? Dans mon cœur qui ruisselle 6+6 a
Dieu n'avait-il pas mis la sublime étincelle ? 6+6 a
Oh ! Si, je me souviens. En mes désirs sans frein, 6+6 b
Enfant, j'ai vu de près les colosses d'airain ; 6+6 b
Je cherchais dans la forme ardemment fécondée 6+6 a
30 Le moule harmonieux de toute large idée ; 6+6 a
J'allais aux géants grecs demander tour à tour 6+6 b
Quelle grâce polie ou quel rude contour 6+6 b
Fait vivre pour les yeux la synthèse éternelle. 6+6 a
Esprit épouvanté, je me perdais en elle, 6+6 a
35 Tâchant de distinguer dans quels vastes accords 6+6 b
Se fondent les splendeurs des âmes et des corps, 6+6 b
Et méditant déjà comment notre génie 6+6 a
Impose une enveloppe à la chose infinie. 6+6 a
Hélas ! Amants d'un soir, en vain nous enlaçons 6+6 b
40 La morne Galatée et ses divins glaçons. 6+6 b
Pourquoi m'as-tu quitté, muse blanche ? ô ma lyre ! 6+6 a
Quel ouragan t'a pris ton suave délire ? 6+6 a
Quelle foudre a brisé votre prisme éclatant, 6+6 b
Ô mes illusions de jeunesse ? Pourtant 6+6 b
45 J'aime encor les longs bruits, le ciel bleu, le vieil arbre, 6+6 a
Les lointains discordants, et ma strophe de marbre 6+6 a
Sait encor rajeunir la grande antiquité. 6+6 b
Ô muse que j'aimais, pourquoi m'as-tu quitté ? 6+6 b
Pourquoi ne plus venir sur ma table connue 6+6 a
50 Avec tes bras nerveux t'accouder chaste et nue ? 6+6 a
Jetons les yeux sur nous, vieillards anticipés, 6+6 b
Cœurs souillés au berceau, parleurs inoccupés ! 6+6 b
Ce qui nous perdra tous, ce qui corrode l'âme, 6+6 a
Ce qui dans nos cœurs même éteint l'ardente flamme, 6+6 a
55 C'est notre lâche orgueil, spectre qui devant nous 6+6 b
Illumine les fronts de la foule à genoux ; 6+6 b
Le poison qui décime en un jour nos phalanges, 6+6 a
C'est ce désir de gloire et de vaines louanges 6+6 a
Qui fait bouillir le sang vers le cœur refoulé. 6+6 b
60 Oh ! Nous avons l'orgueil superbement enflé, 6+6 b
Nous autres ! Travailleurs qui voulons le salaire 6+6 a
Avant l'œuvre, et montrons une sainte colère 6+6 a
Pour saisir les lauriers avant la lutte ! Enfants 6+6 b
Qui, le cigare en main, nous rêvons triomphants, 6+6 b
65 Vierges encor du glaive et du champ de bataille ! 6+6 a
Nains au front dédaigneux qui haussons notre taille 6+6 a
Sur les calculs étroits de notre ambition, 6+6 b
Qui, blasés sans avoir connu la passion, 6+6 b
Croyons sentir en nous cette verve stridente 6+6 a
70 Que l'enfer avait mis dans la plume du Dante, 6+6 a
Ou le doute fatal qui réveillait Byron, 6+6 b
Comme un cheval fouetté par le vent du clairon ! 6+6 b
Devant nous ont passé quelques sombres génies 6+6 a
Qui vous jetaient aux vents, farouches harmonies 6+6 a
75 Dont nous psalmodions une note au hasard ! 6+6 b
Tout fiers d'avoir produit un pastiche bâtard, 6+6 b
D'avoir éparpillé quelques syllabes fortes, 6+6 a
Fous, ivres, éperdus, nous assiégeons les portes 6+6 a
Des panthéons bâtis pour la postérité ! 6+6 b
80 C'est un aveuglement risible en vérité ! 6+6 b
Quand nous aurons longtemps sur les livres antiques 6+6 a
Interrogé le sens des choses prophétiques, 6+6 a
Lu sur les marbres saints d'Égine et de Paros 6+6 b
Le sort des dieux, jouet mystérieux d'Éros ; 6+6 b
85 Dans le livre du monde, à la page où nous sommes, 6+6 a
Quand nous épellerons le noir secret des hommes ; 6+6 a
Quand nous aurons usé sans relâche nos fronts 6+6 b
Sous l'étude, et non pas sous de justes affronts, 6+6 b
Ô lutteurs, nous pourrons de notre voix profonde 6+6 a
90 Dire au monde : c'est nous, et remuer le monde. 6+6 a
Mais jusque-là, sans trêve, aux zoïles méchants 6+6 b
Voilant avec amour l'ébauche de nos chants, 6+6 b
Étreignons la nature, et mesurons sans crainte 6+6 a
Ce bas-relief géant dont nous prenons l'empreinte ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
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