Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
ARV_1/ARV16
Félix ARVERS
POÉSIES
1833
MES HEURES PERDUES
La Vie
Je sais que vous riez amèrement de cette nécessité où
l'on est, en France, de prendre un état. Ne méprisez pas tant
l'expérience et la sagesse de nos pères. Il vaut mieux, mon
cher René, ressembler un peu plus au commun des hommes,
et avoir un peu moins de malheur.
M. de Chateaubriand.
Amis, accueillez-moi, | j'arrive dans la vie. 6+6 a
Dépensons l'existence | au gré de notre envie : 6+6 a
Vivre, c'est être libre, | et pouvoir à loisir 6+6 b
Abandonner son âme | à l'attrait du plaisir ; 6+6 b
5 C'est chanter, s'enivrer | des cieux, des bois, de l'onde, 6+6 a
Ou, parmi les tilleuls, | suivre une vierge blonde ! 6+6 a
— C'est bien là le discours | d'un enfant. Écoutez : 6+6 b
Vous avez de l'esprit. | — Trop bon. — Et méritez 6+6 b
Qu'un ami plus mûr vienne, | en cette circonstance, 6+6 a
10 D'un utile conseil | vous prêter l'assistance. 6+6 a
Il ne faut pas se faire | illusion ici ; 6+6 b
Avant d'être poète, | et de livrer ainsi 6+6 b
Votre âme à tout le feu | de l'ardeur qui l'emporte. 6+6 a
Avez-vous de l'argent ? | — Que sais-je ? et que m'importe ? 6+6 a
15 Il importe beaucoup ; | et c'est précisément 6+6 b
Ce qu'il faut, avant tout, | considérer. — Vraiment ? 6+6 b
— S'il fut des jours heureux, | où la voix des poètes 6+6 a
Enchaînait à son gré | les nations muettes, 6+6 a
Ces jours-là ne sont plus, | et depuis bien long-temps : 6+6 b
20 Est-ce un bien, est-ce un mal, | je l'ignore, et n'entends 6+6 b
Que vous prouver un fait, | et vous faire comprendre 6+6 a
Que si le monde est tel, | tel il faut bien le prendre. 6+6 a
Le poète n'est plus | l'enfant des immortels, 6+6 b
A qui l'homme à genoux | élevait des autels ; 6+6 b
25 Ce culte d'un autre âge | est perdu dans le nôtre, 6+6 a
Et c'est tout simplement | un homme comme un autre. 6+6 a
Si donc vous n'avez rien, | travaillez pour avoir ; 6+6 b
Embrassez un état : | le tout est de savoir 6+6 b
Choisir, et sans jamais | regarder en arrière, 6+6 a
30 D'un pas ferme et hardi | poursuivre sa carrière. 6+6 a
— Et ce monde idéal | que je me figurais ! 6+6 b
Et ces accens lointains | du cor dans les forêts ! 6+6 b
Et ce bel avenir, | et ces chants d'innocence ! 6+6 a
Et ces rêves dorés | de mon adolescence ! 6+6 a
35 Et ces lacs, et ces mers, | et ces champs émaillés, 6+6 b
Et ces grands peupliers, | et ces fleurs ! — Travaillez. 6+6 b
Apprenez donc un peu, | jeune homme, à vous connaître : 6+6 a
Vous croyez que l'on n'a | que la peine de naître, 6+6 a
Et qu'on est ici-bas | pour dormir, se lever, 6+6 b
40 Passer, les bras croisés, | tout le jour à rêver ; 6+6 b
C'est ainsi qu'on se perd, | c'est ainsi qu'on végète : 6+6 a
Pauvre, inutile à tous, | le monde vous rejette : 6+6 a
Contre la faim, le froid, | on lutte, on se débat 6+6 b
Quelque temps, et l'on va | mourir sur un grabat. 6+6 b
45 Ce tableau n'est pas gai, | ce discours n'est pas tendre. 6+6 a
C'est vrai ; mais j'ai voulu | vous faire bien entendre, 6+6 a
Par amitié pour vous, | et dans votre intérêt, 6+6 b
Où votre poésie | un jour vous conduirait. 6+6 b
Cet homme avait raison, | au fait : j'ai dû me taire. 6+6 a
50 Je me croyais poète, | et me voici notaire. 6+6 a
J'ai suivi ses conseils, | et j'ai, sans m'effrayer, 6+6 b
Subi le lourd fardeau | d'une charge à payer. 6+6 b
Je dois être content : | c'est un très bel office ; 6+6 a
C'est magnifique, à part | même le bénéfice. 6+6 a
55 On a bonne maison, | on reçoit les jeudis ; 6+6 b
On a des clercs, qu'on loge | en haut, dans un taudis. 6+6 b
il est vrai que l'état | n'est pas fort poétique. 6+6 a
Et rien n'est positif | comme l'acte authentique. 6+6 a
Mais il faut pourtant bien | se faire une raison, 6+6 b
60 Et tous ces contes bleus | ne sont plus de saison : 6+6 b
Il faut que le notaire, | homme d'exactitude, 6+6 a
D'un travail assidu | se fasse l'habitude ; 6+6 a
Va, malheureux ! et si | quelquefois il advient 6+6 b
Qu'un riant souvenir | d'enfance vous revient, 6+6 b
65 Si vous vous rappelez | que la voix des génies 6+6 a
Vous berçait, tout petit, | de vagues harmonies ; 6+6 a
Si, poursuivant encor | un bonheur qu'il rêva. 6+6 b
L'esprit vers d'autres temps | veut se retourner : Va ! 6+6 b
Est-ce avec tout cela | qu'on mène son affaire ? 6+6 a
70 N'as-tu pas ce matin | un testament à faire ? 6+6 a
Le client est fort mal, | et serait en état, 6+6 b
Si tu tardais encor, | de mourir intestat. 6+6 b
Mais j'ai trente-deux ans | accomplis ; à mon âge 6+6 a
Il faut songer pourtant | à se mettre en ménage ; 6+6 a
75 Il faut faire une fin, | tôt ou tard. Dans le temps. 6+6 b
J'y songeais bien aussi, | quand j'avais dix-huit ans. 6+6 b
je voyais chaque nuit, | de la voûte étoilée, 6+6 a
Descendre sur ma couche | une vierge voilée ; 6+6 a
Je la sentais, craintive, | et cédant à mes vœux. 6+6 b
80 D'un souffle caressant | effleurer mes cheveux ; 6+6 b
Et cette vision | que j'avais tant rêvée. 6+6 a
Sur la terre, une fois, | je l'avais retrouvée. 6+6 a
Oh ! qui me les rendra | ces rapides instans, 6+6 b
Et ces illusions | d'un amour de vingt ans ! 6+6 b
85 L'automne à la campagne, | et ses longues soirées, 6+6 a
Les mères, dans un coin | du salon retirées, 6+6 a
Ces regards pleins de feu, | ces gestes si connus, 6+6 b
Et ces airs si touchans | que j'ai tous retenus ? 6+6 b
Tout à coup une voix | d'en haut l'a rappelée : 6+6 a
90 Cette vie est si triste ! | elle s'en est allée ; 6+6 a
Elle a fermé les yeux, | sans crainte, sans remords ; 6+6 b
Mais pensent-ils encore | à nous ceux qui sont morts ? 6+6 b
Il s'agit bien ici | d'un amour platonique ! 6+6 a
Me voici marié : | ma femme est fille unique ; 6+6 a
95 Son père est épicier |-droguiste retiré, 6−6 b
Et riche, qui plus est : | je le trouve à mon gré. 6+6 b
Il n'est correspondant | d'aucune académie. 6+6 a
C'est vrai ; mais il est rond, | et plein de bonhomie : 6+6 a
Et puis j'aime ma femme, | et je crois en effet, 6+6 b
100 En demandant sa main, | avoir sagement fait. 6+6 b
Est-il un sort plus doux, | et plus digne d'envie ? 6+6 a
On passe, au coin du feu, | tranquillement sa vie : 6+6 a
On boit, on mange, on dort, | et l'on voit arriver 6+6 b
Des enfans qu'il faut mettre | en nourrice, élever, 6+6 b
105 Puis établir enfin : | puis viennent les années, 6+6 a
Les rides au visage | et les couleurs fanées, 6+6 a
Puis les maux, puis la goutte. | On vit comme cela 6+6 b
Cinquante ou soixante ans, | et puis on meurt. Voilà. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
logo du CRISCO logo de l'université