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ACK_2/ACK38
Louise-Victorine ACKERMANN
POÉSIES PHILOSOPHIQUES
1871
XVI
L’Idéal
I
Idéal ! Idéal ! sur tes traces divines, 6+6 a
Combien déjà se sont égarés et perdus ! 6+6 b
Les meilleurs d'entre nous sont ceux que tu fascines ; 6+6 a
Ils se rendent à toi sans s'être défendus. 6+6 b
5 Ce n'est point lâcheté, mais fougue involontaire, 6+6 a
Besoin d'essor, dégoût de tout ce qui périt, 6+6 b
Pur désir d'échapper à l'affreux terre-à-terre, 6+6 a
A ce joug du réel qui courbe et qui meurtrit. 6+6 b
Séducteur souverain, c'est ta main qui les aide 6+6 a
10 A secouer leur chaîne, à jeter leur fardeau, 6+6 b
Et quand la Véri les trouble et les obsède, 6+6 a
Tu mets devant leurs yeux ton prisme ou ton bandeau. 6+6 b
Afin de mieux tromper leur âme inassouvie, 6+6 a
Tu prends le nom d'amour en traversant leur vie. 6+6 a
15 A ta voix ils feront, passagers ici-bas, 6+6 a
Du désir affo leur boussole suprême. 6+6 b
Dans l'incommensurable ils ouvrent leur compas ; 6+6 a
L'objet de leur poursuite est l'impossible même ; 6+6 b
Il leur faut avant tout ce qui n'existe pas. 6+6 a
20 Par un courant fatal poussés vers le mirage, 6+6 a
Ayant perdu leur lest, jeté leurs avirons, 6+6 b
D'avance ils sont, hélas ! dévolus au naufrage. 6+6 a
Si la réali seule est le vrai rivage, 6+6 a
Plutôt que d'aborder, ils s'écrieraient : « Sombrons ! » 6+6 b
25 Sombrez donc, sombrez tous, les uns après les autres, 6+6 a
Toi qui ne tends qu'au ciel comme toi qui te vautres. 6+6 a
A tous deux l'Idéal ouvre un gouffre enchanté, 6+6 a
Qu'il soit l'amour divin ou bien la volupté. 6+6 a
Mais avant de partir, chacun pour son abîme, 6+6 a
30 Sous un commun éclair, ne fût-ce qu'un moment, 6+6 b
Le débauché splendide et l'ascète sublime 6+6 a
Se seront rencontrés dans le même tourment. 6+6 b
II
Les voilà déjà loin, suivant leur destie. 6+6 a
Au frêle amour humain arrachant son flambeau, 6+6 b
35 Tu tombas tout à coup dans ta course effrée, 6+6 a
Toi qu'on nous peint d'abord si candide et si beau. 6+6 b
Victime du désir, plein d'une ardeur étrange, 6+6 a
Tu t'acharnais en vain à fouiller dans la fange. 6+6 a
Et descendais toujours sans cesser d'aspirer. 6+6 a
40 Oui, jusqu'au bout tu crus, sous ta lèvre pâlie. 6+6 b
Obtenir de l'ivresse en t'abreuvant de lie ; 6+6 b
Tu ne parvins pas même à te désaltérer. 6+6 a
Chaque jour plus ardent, vers de nouvelles ondes 6+6 a
Nous te voyons, don Juan, haleter et courir, 6+6 b
45 Criant toujours : « J'ai soif ! » à ces sources profondes 6+6 a
Que d'une haleine en feu tu venais de tarir. 6+6 b
Enfin, l'enfer s'ouvrit. Dans ce gouffre des âmes 6+6 a
Tu t'es précipité, plongeur passionné ; 6+6 b
Et qu'as-tu découvert ? — Des démons et des flammes. 6+6 a
50 — Mais tu les connaissais avant d'être damné ! 6+6 b
III
Ah ! qui nous donnera, sur l'autre route ouverte. 6+6 a
Le courage de suivre un plus noble égaré ? 6+6 b
Il n'en périt pas moins ; le divin fut sa perte : 6+6 a
C'est vers en haut qu'il prit son vol désespéré. 6+6 b
55 A l'ardeur de ses vœux que ce monde eût déçue, 6+6 a
Et quand les passions tentaient de l'agiter, 6+6 b
C'est du côté du ciel qu'il cherchait une issue, 6+6 a
Sachant que toute flamme est faite pour monter. 6+6 b
Non, malgré la jeunesse, et sa fougue et ses fièvres, 6+6 a
60 Il ne vous connut point, transports avilissants, 6+6 b
Et le jeune homme ardent n'a pas sali ses lèvres, 6+6 a
Tout altéré qu'il fût, au vase impur des sens. 6+6 b
Qu'à de commun son âme avec la chair fragile ? 6+6 a
Dût sa force se perdre en des élans ingrats, 6+6 b
65 Plutôt que d'embrasser une idole d'argile, 6+6 a
Au fantôme divin il a tendu les bras. 6+6 b
S'il crut parfois sentir, le grand visionnaire, 6+6 a
Battre le cœur d'un Dieu sur son cœur de chrétien, 6+6 b
C'est que pour l'animer, ce cœur imaginaire, 6+6 a
70 Il lui prêtait l'amour qui débordait du sien. 6+6 b
Toi, son premier flambeau, Science, il te renie ; 6+6 a
Le miracle est sa loi. Vers un monde inconnu 6+6 b
Des ailes le portaient, d'envergure infinie ; 6+6 a
Dans l'illusion pure elles l'ont soutenu. 6+6 b
75 Des mains de l'Idéal, et préparé pour elle, 6+6 a
Cette dominatrice absolue et cruelle, 6+6 a
La Foi t'a pris, Pascal, et ne t'a plus rendu. 6+6 a
Que ta raison résiste, aussitôt tu l'accables. 6+6 b
En un jour solennel coupant ses derniers câbles, 6+6 b
80 Tu lanças vers le ciel ton esquif éperdu. 6+6 a
Seul but de ton essor, vertigineux, rapide, 6+6 a
L'abîme était en haut, mais profond, mais perfide, 6+6 a
Qui t'attirait à lui comme un divin aimant. 6+6 a
Aussi, sans l'arrêter tu montais en plein vide ; 6+6 b
85 Pour ton âme emportée et toujours plus avide 6+6 b
L'ascension s'achève en engloutissement. 6+6 a
IV
Implacable Idéal ! enfin, ton œuvre est faite. 6+6 a
Au gré de tes désirs, sous ton souffle enivrant, 6+6 b
Le supplice fut double et double la défaite. 6+6 a
90 Tu peux t'enorgueillir, ton triomphe est navrant. 6+6 b
On te donne deux cœurs, deux grands cœurs que la vie 6+6 a
A ses combats ainsi qu'à ses fêtes convie, 6+6 a
Qu'elle allait couronner en vrais triomphateurs, 6+6 a
Oui, deux êtres, la fleur de l'humaine nature. 6+6 b
95 Qu'en fais-tu ? Des martyrs, des fous, des déserteurs. 6+6 a
Leur aspiration ne fut qu'une torture ; 6+6 b
Car tu ne repais point ; tu ne veux que leurrer. 6+6 c
Toi qui les affamais, tu leur devais pâture, 6+6 b
Et tu ne leur donnas qu'une ombre à dévorer ! 6+6 c
mètre profil métrique : 6+6
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