Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
ACK_2/ACK37
Louise-Victorine ACKERMANN
POÉSIES PHILOSOPHIQUES
1871
XV
Pascal
À Ernest Havet
I
LE SPHINX
Lorsque Pascal, rempli | de puissance et d'audace, 6+6 a
Jusque devant le Sphinx | par sa fougue entraîné, 6+6 b
S'écriait, lui jetant | sa réponse à la face : 6+6 a
« Il est vaincu, j'ai deviné ! » ! 8 b
5 Il le voyait déjà, | son horrible adversaire, 6+6 a
Couché dans la poussière, | au moment d'expirer. 6+6 b
En effet, du rocher | dont il faisait son aire 6+6 a
Le monstre vint tomber | aux pieds du téméraire, 6+6 a
Mais c'était pour le dévorer. 8 b
10 Au tour du Sphinx alors | de manquer sa victime. 6+6 a
Dans ce pâle chrétien | qu'il croyait sous sa dent 6+6 b
Il trouvait un athlète | héroïque, sublime, 6+6 a
Et qui le menaçait | tout en se défendant. 6+6 b
Au lieu de reculer, | regardez ! il assaille. 6+6 a
15 En vain son sang jaillit, | en vain sa chair tressaille, 6+6 a
Dans leur extrême effort | ses membres sont roidis, 6+6 a
Pas sa témérité | sa fureur se décèle ; 6+6 b
Le danger l'exaspère, | et c'est quand il chancelle 6+6 b
Qu'il porte à l'ennemi | ses coups les plus hardis. 6+6 a
20 Quels assauts ! quels élans ! | Jamais lutte pareille 6+6 a
Ne s'était engagée | à la clarté des cieux. 6+6 b
Nous les avons toujours | dans l'âme et dans l'oreille 6+6 a
Ces cris et ces défis | du jeune audacieux. 6+6 b
N'était-il pas vainqueur ? | A l'instant, ici même 6+6 a
25 N'a-t-il point prononcé | la parole suprême, 6+6 a
Et résolu d'un mot | l'énigme d'ici-bas ? 6+6 a
Un tel aveuglement | nous trouble et nous étonne. 6+6 b
Non, non, pauvre Pascal, | tu n'as vaincu personne ; 6+6 b
Ta réponse est absurde, | et le Sphinx n'en veut pas. 6+6 a
30 Impassible et muet, | que tu frappes ou railles, 6+6 a
Il le garde enfoui | dans ses mornes entrailles, 6+6 a
Ce terrible secret | que tu crus pénétrer, 6+6 a
Et pour le lui ravir | il faudrait l'éventrer. 6+6 a
L'éventrer ! Cet espoir | saisit ton âme ardente. 6+6 a
35 Mais ne sais-tu donc pas, | créature imprudente, 6+6 a
Que le monstre éternel | est comme un roc épais ? 6+6 a
C'est plutôt du granit | que de la chair vivante. 6+6 b
Ce corps invulnérable, | à ta grande épouvante, 6+6 b
Te renvoyait tes coups | lorsque tu le frappais. 6+6 a
40 Il faut te voir alors | redoubler de courage ; 6+6 a
Inutiles et vains, | tes efforts sont navrants ; 6+6 b
Même à certains moments | l'impuissance et la rage 6+6 a
T'arrachent malgré toi | des accents déchirants. 6+6 b
Des spasmes convulsifs | tordent tes lèvres pâles ; 6+6 a
45 La voix va te manquer ; | à bout de cris, tu râles. 6+6 a
Un autre eût succombé ; | toi, tu résisteras. 6+6 a
Mais si tu sors vivant | d'une étreinte brutale, 6+6 b
C'est que tu sus à temps, | dans la lutte inégale, 6+6 b
Appeler tout ton cœur | au secours de ton bras. 6+6 a
50 Ton cœur lui seul, Pascal, | en ce péril extrême, 6+6 a
Prête à ce même bras | la force et le ressort, 6+6 b
Et lorsque l'instant vint, | décisif et suprême, 6+6 a
Il changea tout à coup | ton angoisse en essor. 6+6 b
Bien plus, il t'apportait | un renfort invincible : 6+6 a
55 L'Amour qui peut tout croire, | et veut tout affirmer. 6+6 b
Appuyé désormais | sur ton dogme inflexible, 6+6 a
Tu verrais sans trembler | l'univers s'abîmer. 6+6 b
Qu'importe qu'en toi l'homme | ait ses moments de transe ? 6+6 a
Le chrétien jusqu'au bout | demeure inébranlé. 6+6 b
60 Parfois le Sphinx, outré | d'une telle assurance, 6+6 a
Tentait de t'arracher | un rêve, une espérance, 6+6 a
Tu ne lâchas point prise, | et l'animal ailé 6+6 b
De ses ongles en vain | labourait ta poitrine ; 6+6 a
Tu regardais couler | ton sang avec transport, 6+6 b
65 Dans tes bras déchirés | pressant la Foi divine, 6+6 a
Et tu livrais tes flancs | pour sauver ton trésor. 6+6 b
II
LA CROIX
Au retour du combat, | tout couvert de morsures, 6+6 a
Et songeant au danger | qu'il venait de courir, 6+6 b
Quand le lutteur comptait | ou sondait ses blessures 6+6 a
70 Et qu'il se demandait | s'il n'allait pas mourir, 6+6 b
Il lui semblait alors, | vers la hauteur céleste 6+6 a
S'il venait à lever | son regard attristé, 6+6 b
Qu'aussitôt tant de trouble | et de langueur funeste 6+6 a
Se changeait en espoir, | en ivresse, en clarté. 6+6 b
75 Comme un point lumineux | qu'en vain le brouillard voile, 6+6 a
Pascal, dans le lointain, | sous un ciel sans étoile, 6+6 a
Tu t'imaginais voir | un phare ensanglanté, 6+6 a
La Croix ! Elle élevait | de loin ses bras funèbres 6+6 b
Où, livide, pendait | ton Dieu même immolé. 6+6 a
80 Pour l'avoir aperçue | à travers les ténèbres, 6+6 b
Tu te dis éclairé ; | tu n'étais qu'aveuglé. 6+6 a
En proie aux visions | d'une peur insensée, 6+6 a
Tu t'élances vers Elle, | implorant ton salut ; 6+6 b
Gloire, plaisirs, travaux, | ta vie et ta pensée, 6+6 a
85 Tu jettes tout au pied | d'un gibet vermoulu. 6+6 b
Nous te surprenons là, | spectacle qui nous navre, 6+6 a
Te consumant d'amour | dans les bras d'un cadavre, 6+6 a
Et croyant sur son sein | trouver ta guérison. 6+6 a
Mais tu n'étreins, hélas ! | qu'une forme insensible, 6+6 b
90 Et, bien loi d'obtenir | un miracle impossible, 6+6 b
Dans cet embrassement | tu laissas ta raison. 6+6 a
La Croix a triomphé ; | ta défaite est complète ; 6+6 a
Oui ! te voilà vaincu, | subjugué, prosterné. 6+6 b
Au lieu comme autrefois | d'un héroïque athlète, 6+6 a
95 Nous n'avons sous les yeux | qu'un pauvre halluciné. 6+6 b
Comment ? tant de faiblesse | après tant de vaillance ! 6+6 a
Puisqu'entre ces trépas | tu pouvais faire un choix, 6+6 b
N'eût-il pas mieux valu | périr sans défaillance 6+6 a
Dévoré par le Sphinx | qu'écrasé sous la Croix ? 6+6 b
III
L'INCONNUE
100 Le dernier acte est clos, | l'éternel rideau tombe. 6+6 a
C'est un héros réel | qui sous nos yeux succombe. 6+6 a
Rien n'est fictif ici, | le théâtre est vivant ; 6+6 a
L'ardente passion | l'anime et le décore. 6+6 b
Spectateurs éloignés, | nous ne pouvons encore 6+6 b
105 Détacher nos regards | de ce drame émouvant. 6+6 a
Eh bien ! qui le croirait ? | cette même existence 6+6 a
Qui jusqu'à la démence | exalta le tourment, 6+6 b
Loin d'elle rejetant | cilice et pénitence, 6+6 a
A pris sur ses douleurs | un court enchantement. 6+6 b
110 Elle eut sa fleur aussi ; | c'était un lys candide. 6+6 a
Qui tendait aux rayons | naissants du jour splendide, 6+6 a
Comme une blanche coupe, | un pur calice ouvert ; 6+6 a
L'Aurore lui prêtait | son charme et son prestige, 6+6 b
Et, lui, ne demandait | qu'à balancer sa tige 6+6 b
115 Et verser ses parfums | sur le vallon désert. 6+6 a
Oui, l'amour a fleuri | dans cette vie austère, 6+6 a
L'amour humain, Pascal ; | ton cœur a touché terre. 6+6 a
Toi qu'appelait d'en haut | la voix du Dieu jaloux, 6+6 a
Comment ! te voilà pris | au piège d'un sourire, 6+6 b
120 Et devant la Beauté | qui t'engage et t'attire, 6+6 b
Comme un simple mortel | tu tombes à genoux ! 6+6 a
Quelle était cette femme | assez noble, assez belle, 6+6 a
Pour soumettre à son joug | ce cœur fier et rebelle ? 6+6 a
Les hommes ici-bas | jamais ne le sauront. 6+6 a
125 L'image fugitive | à peine se dessine ; 6+6 b
C'est un fantôme, une ombre, | et la forme divine, 6+6 b
En passant devant nous, | garde son voile au front. 6+6 a
Autour d'elle ce n'est | que silence et mystère ; 6+6 a
Son amant le premier | se résigne à se taire, 6+6 a
130 Et peut-être fut-elle | aimée à son insu. 6+6 a
Quoi ! séduire un Pascal | et n'en avoir rien su ! 6+6 a
Si, si, tu le savais. | L'Amour a son langage. 6+6 a
Oh ! comme on l'entend vite | et sans l'avoir appris ! 6+6 b
Tout parle, le regard, | les teintes du visage 6+6 a
135 Hélas ! n'aurais-tu pas | plutôt trop bien compris ? 6+6 b
Nous te soupçonnons d'être | une âme tendre et douce, 6+6 a
Craignant tout choc soudain | et prompte à se troubler, 6+6 b
Ton amant, prodiguant | l'éclair et la secousse, 6+6 a
N'a pu que t'éblouir | sans doute et t'ébranler. 6+6 b
140 Il nous semble ici voir | vers un mont qui surplombe, 6+6 a
Au-dessus de l'abîme | emportant sa colombe, 6+6 a
Un grand aigle éperdu | s'élever dans les cieux. 6+6 a
Le cher et faible oiseau | tremble et ferme les yeux. 6+6 a
Elle ne savait pas, | cette serre puissante, 6+6 a
145 Qu'en l'enlevant si haut | elle allait le meurtrir. 6+6 b
Triste et chaste inconnue, | ô colombe innocente ! 6+6 a
Combien ton aigle a dû | te faire aussi souffrir ! 6+6 b
Il est des cœurs de feus, | foyers d'ardeur intense : 6+6 a
Pour s'embraser soi-même | il suffit d'y toucher. 6+6 b
150 Résistez à l'attrait, | tenez-vous à distance, 6+6 a
Car c'est vouloir périr | que de s'en approcher. 6+6 b
Si par un soi d'été | la phalène imprudente 6+6 a
Voit dans l'obscurité | luire une lampe ardente, 6+6 a
Affolée, elle court | vers l'éclatant flambeau ; 6+6 a
155 Mais qu'elle effleure au vol | la flamme de son aile, 6+6 b
Son trépas est certain ; | hélas ! c'en est fait d'elle ; 6+6 b
Elle meurt consumée | en ce brûlant tombeau. 6+6 a
Ton cœur eut donc son jour | d'éclaircie et de trêve, 6+6 a
Pascal, puis, effrayé, | ton pauvre amour en sort, 6+6 b
160 Se croyant un péché, | lui qui n'était qu'un rêve. 6+6 a
Mais voici le réveil ; | au combat ! à l'essor ! 6+6 b
Fi des bas-fonds humains ! | que le ciel seul te tente ! 6+6 a
Là du moins tu pourras | aimer sans t'avilir, 6+6 b
Et, s'il est dans ton cœur | une place d'attente, 6+6 a
165 Trouver l'unique objet | digne de le remplir. 6+6 b
D'un élan plus fougueux | sur ta noble victime 6+6 a
Tu reviens à l'assaut, | âpre et tenace Foi ! 6+6 b
Plus d'espoir, l'amant cède | et le savant s'abîme ; 6+6 a
Car c'est s'anéantir | que de se rendre à toi. 6+6 b
170 Dans ton avidité, | désastreuse, infinie, 6+6 a
Tu ne lui laissas rien | qu'une croix et la mort ; 6+6 b
Oui, tu lui ravis tout, | et trésor à trésor : 6+6 b
Après son chaste amour, | tu lui pris son génie. 6+6 a
Sacrifice complet ! | Jamais être mortel 6+6 a
175 N'avait encor livré | tant de dons à ta flamme. 6+6 b
Ton rayon devint foudre | en tombant sur cette âme ; 6+6 b
Il a tout dévoré, | l'holocauste et l'autel ! 6+6 a
IV
Tu nous en fait l'aveu : | si quelque chose au monde 6+6 a
T'a jamais irrité, | Pascal, et confondu, 6+6 b
180 C'est que l'on pût dormir | en une paix profonde, 6+6 a
Lorsque sur un abîme | on se sait suspendu ; 6+6 b
C'est un monstre pour toi | que cette indifférence. 6+6 a
Quoi ! ne point s'enquérir | du suprême secret 6+6 b
Qui doit remplir nos cœurs | d'horreur ou d'espérance ; 6+6 a
185 Rester dans l'insouci | du suprême intérêt ; 6+6 b
Aux choses d'ici-bas | restreindre notre envie ; 6+6 a
Sur des spectacles vains | tenant fixés nos yeux, 6+6 b
Passer sans demander | autre chose à la vie 6+6 a
Que son voile d'un jour | pour nous cacher les cieux ! 6+6 b
190 Tu voulais que la peur, | l'espoir, l'inquiétude, 6+6 a
Nous enfonçât dans l'âme | un aiguillon puissant, 6+6 b
Que notre éternité | fût notre unique étude 6+6 a
Et que, dans les tourments | d'un désir incessant, 6+6 b
L'homme, s'il ignorait, | cherchât en gémissant. 6+6 b
195 Et tu nous annonçais | une heureuse nouvelle : 6+6 a
La destinée humaine | éclairée au vrai jour, 6+6 b
Dans notre âme en ruine | et pourtant immortelle 6+6 a
Des débris retrouvés | de grandeur et d'amour. 6+6 b
Nous donc, qui n'avons pas | à craindre ta colère, 6+6 a
200 Puisque dans l'inconnu | nous ne saurions dormir, 6+6 b
Qui sondons et fouillons | notre propre misère, 6+6 a
Et qui, selon tes vœux, | cherchons, non sans gémir, 6+6 b
Nous sommes accourus | à ta voix éclatante. 6+6 a
Par tant de passion | nous laissant entraîner, 6+6 b
205 Nous sommes pleins d'espoir, | de terreur et d'attente ; 6+6 a
Nous te suivons, Pascal ! | où vas-tu nous mener ? 6+6 b
Aux pieds d'un Dieu jaloux, | déloyal, implacable, 6+6 a
Qui hait sa créature | et l'aveugle à dessein, 6+6 b
Qui d'un péché lointain | la fait naître coupable, 6+6 a
210 Afin de lui fermer | plus aisément son sein ; 6+6 b
D'un Dieu qui, s'acharnant | sur sa moindre victime, 6+6 a
A des tourments sans fin | pour un moment d'erreur, 6+6 b
Qui défend toute attache | et qui nous fait un crime 6+6 a
De ces mêmes instincts | qu'il nous a mis au cœur ; 6+6 b
215 Qui, de tous les côtés, | nous traque et nous opprime, 6+6 a
Sourd aux vœux, sourd aux cris, | que l'on implore en vain ; 6+6 a
D'un Dieu dont la vengeance | est la pensée unique, 6+6 b
Et qui va, couronnant | ainsi son œuvre inique, 6+6 b
Jusqu'à verser un sang | innocent et divin. 6+6 a
220 A quel degré d'effroi, | de désir, de démence, 6+6 a
Ton noble cœur, Pascal, | était-il donc monté, 6+6 b
Pour aux pieds d'un tel Dieu | t'avoir précipité ? 6+6 b
Et tu nous y poussais | avec ta véhémence, 6+6 a
Nous défiant ailleurs | de trouver la clarté. 6+6 b
225 L'absurde Foi, voilà | ton unique lumière ; 6+6 a
Tu t'es sur ce flambeau | jeté de désespoir. 6+6 b
Croire ! aveu d'impuissance | et ressource dernière 6+6 a
D'un pauvre être ignorant | qui renonce à savoir. 6+6 b
Nous n'y renonçons point. | Puisqu'un doute invincible 6+6 a
230 Sape en ses fondements | jusqu'au dernier autel, 6+6 b
Et que notre raison | se heurte à l'impossible 6+6 a
Lorsqu'elle croit saisir | le fantôme immortel ; 6+6 b
Puisqu'elle ne veut point, | résignée à se taire, 6+6 a
Pour résoudre un problème | acceptant un mystère, 6+6 a
235 Dans l'abêtissement | lier l'essor humain ; 6+6 a
Surtout puisque devant | l'injustice infinie 6+6 b
La conscience en nous, | Pascal, s'indigne et nie, 6+6 b
Nous chercherons sans toi | sur un autre chemin. 6+6 a
Nous voulons avant tout, | pour la nacelle humaine, 6+6 a
240 Un pilote plus sûr | que le mensonge saint, 6+6 b
Et nous repousserons | toute chimère vaine 6+6 a
Qui, comme rive ou port, | nous offrirait son sein ; 6+6 b
Car nous avons élu | pour objet de conquête, 6+6 a
Non une illusion, | mais la réalité. 6+6 b
245 Entre un gouffre et le ciel | après avoir flotté, 6+6 b
Rencontrant un mirage | on s'abuse, on s'arrête. 6+6 a
Nous, nous voulons aller | jusqu'à la Vérité : 6+6 b
Prêts à tout affronter, | nous marchons droit sur elle. 6+6 a
A notre appel ardent, | s'empressant d'accourir, 6+6 b
250 La Science nous ouvre | une route nouvelle, 6+6 a
Et du voile jeté | sur la face éternelle 6+6 a
Sa main lève les plis. | Qu'allons-nous découvrir ? 6+6 b
Peut-être, au lieu d'un père | aimant sa créature, 6+6 a
Une marâtre aveugle | et sourde, la Nature, 6+6 a
255 Et dans son vaste sein, | perdu mais enchaîné, 6+6 a
L'Homme qui souffre et meurt, | esclave abandonné. 6+6 a
Si tel est notre sort, | eh bien ! qu'il s'accomplisse ! 6+6 a
Sachons d'abord après | ce n'est rien d'obéir. 6+6 b
Délivrés d'ignorer, | cet horrible supplice, 6+6 a
260 Nous trouverons en nous | la force de subir. 6+6 b
O Résignation ! | religion dernière, 6+6 a
Seul culte que doit l'homme | à l'ordre universel, 6+6 b
Toi qu'il embrassera | quand, malgré sa prière, 6+6 a
Ses dieux l'un après l'autre | auront quitté le ciel, 6+6 b
265 Désapprends-lui les vœux | et la plainte inutile ; 6+6 a
Se taire et renoncer, | c'est se sanctifier. 6+6 b
Hélas ! tant que la Foi | l'aveugle et le mutile, 6+6 a
Il ne peut que trembler, | gémir et supplier ; 6+6 b
L'être faible devient | alors un être lâche. 6+6 a
270 Redonne-lui du cœur, | et qu'il fasse sa tâche 6+6 a
Bravement, jusqu'au bout, | sous les yeux de destin. 6+6 a
A la place ou trônait | le caprice divin 6+6 a
Quand il ne verra plus | que des lois souveraines, 6+6 a
Qu'il cesse d'adorer | et de se prosterner, 6+6 b
275 Et sache que devant | ces inflexibles reines, 6+6 a
Pour tout geste en passant, | il n'a qu'à s'incliner. 6+6 b
V
DERNIER MOT
Un dernier mot, Pascal ! | A ton tour de m'entendre 6+6 a
Pousser aussi ma plainte | et mon cri de fureur. 6+6 b
Je vais faire d'horreur | frémir ta noble cendre, 6+6 a
280 Mais du moins j'aurai dit | ce que j'ai sur le cœur. 6+6 b
A plaisir sous nos yeux | lorsque ta main déroule 6+6 a
Le tableau désolant | des humaines douleurs, 6+6 b
Nous montrant qu'en ce monde | où tout s'effondre et croule 6+6 a
L'homme lui-même n'est | qu'une ruine en pleurs, 6+6 b
285 Ou lorsque, nous traînant | de sommets en abîmes, 6+6 a
Entre deux infinis | tu nous tiens suspendus, 6+6 b
Que ta voix pénétrant | en leurs fibres intimes, 6+6 a
Frappe à cris redoublés | sur nos cœurs éperdus, 6+6 b
Tu crois que tu n'as plus | dans ton ardeur fébrile, 6+6 a
290 Tant déjà tu nous crois | ébranlés, abêtis, 6+6 b
Qu'à dévoiler la Foi, | monstrueuse et stérile, 6+6 a
Pour nous voir sur son sein | tomber anéantis. 6+6 b
A quoi bon le nier ? | dans tes sombres peintures, 6+6 a
Oui, tout est vrai, pascal, | nous le reconnaissons : 6+6 b
295 Voilà nos désespoirs, | nos doutes, nos tortures, 6+6 a
Et devant l'Infini | ce sont là nos frissons. 6+6 b
Mais parce qu'ici-bas | par des maux incurables, 6+6 a
Jusqu'en nos profondeurs, | nous nous sentons atteints, 6+6 b
Et que nous succombons, | faibles et misérables, 6+6 a
300 Sous le poids accablant | d'effroyables destins, 6+6 b
Il ne nous resterait, | dans l'angoisse où nous sommes, 6+6 a
Qu'à courir embrasser | cette Croix que tu tiens ? 6+6 b
Ah ! nous ne pouvons point | nous défendre d'être hommes, 6+6 a
Mais nous nous refusons | à devenir chrétiens. 6+6 b
305 Quand de son Golgotha, | saignant sous l'auréole, 6+6 a
Ton Christ viendrait à nous, | tendant ses bras sacrés, 6+6 b
Et quand il laisserait | sa divine parole 6+6 a
Tomber pour les guérir | en nos cœurs ulcérés ; 6+6 b
Quand il ferait jaillir | devant notre âme avide 6+6 a
310 Des sources d'espérance | et des flots de clarté, 6+6 b
Et qu'il nous montrerait | dans son beau ciel splendide 6+6 a
Nos trônes préparés | de toute éternité, 6+6 b
Nous nous détournerions | du Tentateur céleste 6+6 a
Qui nous offre son sang, | mais veut notre raison. 6+6 b
315 Pour repousser l'échange | inégal et funeste 6+6 a
Notre bouche jamais | n'aurait assez de Non ! 6+6 b
Non à la Croix sinistre | et qui fit de son ombre 6+6 a
Une nuit où faillit | périr l'esprit humain, 6+6 b
Qui, devant le Progrès | se dressant haute et sombre. 6+6 a
320 Au vrai libérateur | a barré le chemin ; 6+6 b
Non à cet instrument | d'un infâme supplice 6+6 a
Où nous voyons, auprès | du divin Innocent 6+6 b
Et sous les mêmes coups, | expirer la Justice ; 6+6 a
Non à notre salut | s'il a coûté du sang ; 6+6 b
325 Puisque l'Amour ne peut | nous dérober ce crime, 6+6 a
Tout en l'enveloppant | d'un voile séducteur, 6+6 b
Malgré son dévoûment, | Non ! même à la Victime, 6+6 a
Et Non par-dessus tout | au Sacrificateur ! 6+6 b
Qu'importe qu'il soit Dieu | si son œuvre est impie ? 6+6 a
330 Quoi ! c'est son propre fils | qu'il a crucifié ? 6+6 b
Il pouvait pardonner, | mais il veut qu'on expie ; 6+6 a
Il immole, et cela | s'appelle avoir pitié ! 6+6 b
Pascal, à ce bourreau, | toi, tu disais : « Mon Père. » 6+6 a
Son odieux forfait | ne t'a point révolté ; 6+6 b
335 Bien plus, tu l'adorais | sous le nom de mystère, 6+6 a
Tant le problème humain | t'avait épouvanté. 6+6 b
Lorsque tu te courbais | sous la Croix qui t'accable, 6+6 a
Tu ne voulais, hélas ! | qu'endormir ton tourment, 6+6 b
Et ce que tu cherchais | dans un dogme implacable, 6+6 a
340 Plus que la vérité, | c'était l'apaisement, 6+6 b
Car ta Foi n'était pas | la certitude encore ; 6+6 a
Aurais-tu tant gémi | si tu n'avais douté ? 6+6 b
Pour avoir reculé | devant ce mot : J'ignore, 6+6 a
Dans quel gouffre d'erreurs | tu t'es précipité ! 6+6 b
345 Nous, nous restons au bord. | Aucune perspective, 6+6 a
Soit Enfer, soit Néant, | ne fait pâlir nos fronts, 6+6 b
Et s'il faut accepter | ta sombre alternative, 6+6 a
Croire ou désespérer, | nous désespérerons. 6+6 b
Aussi bien, jamais heure | à ce point triste et morne 6+6 a
350 Sous le soleil des cieux | n'avait encor sonné ; 6+6 b
Jamais l'homme, au milieu | de l'univers sans borne, 6+6 a
Ne s'est senti plus seul | et plus abandonné. 6+6 b
Déjà son désespoir | se transforme en furie ; 6+6 a
Il se traîne au combat | sur ses genoux sanglants, 6+6 b
355 Et se sachant voué | d'avance à la tuerie, 6+6 a
Pour s'achever plus vite | ouvre ses propres flancs. 6+6 b
Aux applaudissements | de la plèbe romaine 6+6 a
Quand le cirque jadis | se remplissait de sang, 6+6 b
Au-dessus des horreurs | de la douleur humaine, 6+6 a
360 Le regard découvrait | un César tout puissant. 6+6 b
Il était là, trônant | dans sa grandeur sereine, 6+6 a
Tout entier au plaisir | de regarder souffrir, 6+6 b
Et le gladiateur, | en marchant vers l'arène, 6+6 a
Savait qui saluer | quand il allait mourir. 6+6 b
365 Nous, qui saluerons-nous ? | à nos luttes brutales 6+6 a
Qui donc préside, armé | d'un sinistre pouvoir ? 6+6 b
Ah ! seules, si des Lois | aveugles et fatales 6+6 a
Au carnage éternel | nous livraient sans nous voir, 6+6 b
D'un geste résigné | nous saluerions nos reines. 6+6 a
370 Enfermé dans un cirque | impossible à franchir, 6+6 b
L'on pourrait néanmoins | devant ces souveraines, 6+6 a
Tout roseau que l'on est, | s'incliner sans fléchir. 6+6 b
Oui, mais si c'est un Dieu, | maître et tyran suprême, 6+6 a
Qui nous contemple ainsi | nous entre-déchirer, 6+6 b
375 Ce n'est plus un salut, | non ! c'est un anathème 6+6 a
Que nous lui lancerons | avant que d'expirer. 6+6 b
Comment ! ne disposer | de la Force infinie 6+6 a
Que pour se procurer | des spectacles navrants, 6+6 b
Imposer le massacre, | infliger l'agonie, 6+6 a
380 Ne vouloir sous ses yeux | que morts et que mourants ! 6+6 b
Devant ce spectateur | de nos douleurs extrêmes 6+6 a
Notre indignation | vaincra toute terreur ; 6+6 b
Nous entrecouperons | nos râles de blasphèmes, 6+6 a
Non sans désir secret | d'exciter sa fureur. 6+6 b
385 Qui sait ? nous trouverons | peut-être quelque injure 6+6 a
Qui l'irrite à ce point | que, d'un bras forcené, 6+6 b
Il arrache des cieux | notre planète obscure, 6+6 a
Et brise en mille éclats | ce globe infortuné. 6+6 b
Notre audace du moins | vous sauverait de naître, 6+6 a
390 Vous qui dormez encore | au fond de l'avenir, 6+6 b
Et nous triompherions | d'avoir, en cessant d'être, 6+6 a
Avec l'Humanité | forcé Dieu d'en finir. 6+6 b
Ah ! quelle immense joie | après tant de souffrance ! 6+6 a
A travers les débris, | par-dessus les charniers, 6+6 b
395 Pouvoir enfin jeter | ce cri de délivrance : 6+6 a
« Plus d'hommes sous le ciel, | nous sommes les derniers ! » ! 6+6 b
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