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ACK_2/ACK29
Louise-Victorine ACKERMANN
POÉSIES PHILOSOPHIQUES
1871
VII
Prométhée
À Daniel Stern
Ὀρᾶτε δεσμώτην με δύσποτμον θεὸν,
τὸν Διὸς ἐχθρὸν . . . . . .
διὰ τὴν λίαν φιλότητα βροτῶν.
Eschyle, Prométhée.
Frappe encor, Jupiter, accable-moi, mutile 6+6 a
L'ennemi terrassé que tu sais impuissant ! 6+6 b
Écraser n'est pas vaincre, et ta foudre inutile 6+6 a
S'éteindra dans mon sang, 6 b
5 Avant d'avoir dompté l'héroïque pensée 6+6 a
Qui fait du vieux Titan un révolté divin ; 6+6 b
C'est elle qui te brave, et ta rage insensée 6+6 a
N'a cloué sur ces monts qu'un simulacre vain. 6+6 b
Tes coups n'auront porté que sur un peu d'argile ; 6+6 a
10 Libre dans les liens de cette chair fragile, 6+6 a
L'âme de Prométhée échappe à ta fureur. 6+6 a
Sous l'ongle du vautour qui sans fin me dévore, 6+6 b
Un invisible amour fait palpiter encore 6+6 b
Les lambeaux de mon cœur. 6 a
15 Si ces pics désolés que la tempête assiège 6+6 a
Ont vu couler parfois sur leur manteau de neige 6+6 a
Des larmes que mes yeux ne pouvaient retenir, 6+6 a
Vous le savez, rochers, immuables murailles 6+6 b
Que d'horreur cependant je sentais tressaillir, 6+6 a
20 La source de mes pleurs était dans mes entrailles ; 6+6 b
C'est la compassion qui les a fait jaillir. 6+6 a
Ce n'était point assez de mon propre martyre ; 6+6 a
Ces flancs ouverts, ce sein qu'un bras divin déchire 6+6 a
Est rempli de pitié pour d'autres malheureux. 6+6 a
25 Je les vois engager une lutte éternelle ; 6+6 b
L'image horrible est là ; j'ai devant la prunelle 6+6 b
La vision des maux qui vont fondre sur eux. 6+6 a
Ce spectacle navrant m'obsède et m'exaspère. 6+6 a
Supplice intolérable et toujours renaissant, 6+6 b
30 Mon vrai, mon seul vautour, c'est la pensée amère 6+6 a
Que rien n'arrachera ces germes de misère 6+6 a
Que ta haine a semés dans leur chair et leur sang. 6+6 b
Pourtant, ô Jupiter, l'homme est ta créature ; 6+6 a
C'est toi qui l'as conçu, c'est toi qui l'as formé, 6+6 b
35 Cet être déplorable, infirme, désarmé, 6+6 b
Pour qui tout est danger, épouvante, torture, 6+6 a
Qui, dans le cercle étroit de ses jours enfermé, 6+6 b
Étouffe et se débat, se blesse et se lamente. 6+6 a
Ah ! quand tu le jetas sur la terre inclémente, 6+6 a
40 Tu savais quels fléaux l'y devaient assaillir, 6+6 a
Qu'on lui disputerait sa place et sa pâture, 6+6 b
Qu'un souffle l'abattrait, que l'aveugle Nature 6+6 b
Dans son indifférence allait l'ensevelir. 6+6 a
Je l'ai trouvé blotti sous quelque roche humide, 6+6 a
45 Ou rampant dans les bois, spectre hâve et timide 6+6 a
Qui n'entendait partout que gronder et rugir, 6+6 a
Seul affamé, seul triste au grand banquet des êtres, 6+6 b
Du fond des eaux, du sein des profondeurs champêtres 6+6 b
Tremblant toujours de voir un ennemi surgir. 6+6 a
50 Mais quoi ! sur cet objet de ta haine immortelle, 6+6 a
Imprudent que j'étais, je me suis attendri ; 6+6 b
J'allumai la pensée et jetai l'étincelle 6+6 a
Dans cet obscur limon dont tu l'avais pétri. 6+6 b
Il n'était qu'ébauché, j'achevai ton ouvrage. 6+6 a
55 Plein d'espoir et d'audace, en mes vastes desseins 6+6 b
J'aurais sans hésiter mis les cieux au pillage, 6+6 a
Pour le doter après du fruit de mes larcins. 6+6 b
Je t'ai ravi le feu ; de conquête en conquête 6+6 a
J'arrachais de tes mains ton sceptre révéré. 6+6 b
60 Grand Dieu ! ta foudre à temps éclata sur ma tête ; 6+6 a
Encore un attentat, l'homme était délivré ! 6+6 b
La voici donc ma faute, exécrable et sublime. 6+6 a
Compatir, quel forfait ! Se dévouer, quel crime ! 6+6 a
Quoi ! j'aurais, impuni, défiant tes rigueurs, 6+6 a
65 Ouvert aux opprimés mes bras libérateurs ? 6+6 a
Insensé ! m'être ému quand la pitié s'expie ! 6+6 a
Pourtant c'est Prométhée, oui, c'est ce même impie 6+6 a
Qui naguère t'aidait à vaincre les Titans. 6+6 a
J'étais à tes côtés dans l'ardente mêlée ; 6+6 b
70 Tandis que mes conseils guidaient les combattants, 6+6 a
Mes coups faisaient trembler la demeure étoilée. 6+6 b
Il s'agissait pour moi du sort de l'univers : 6+6 a
Je voulais en finir avec les dieux pervers. 6+6 a
Ton règne allait m'ouvrir cette ère pacifique 6+6 a
75 Que mon cœur transporté saluait de ses vœux. 6+6 b
En son cours éthéré le soleil magnifique 6+6 a
N'aurait plus éclairé que des êtres heureux. 6+6 b
La Terreur s'enfuyait en écartant les ombres 6+6 a
Qui voilaient ton sourire ineffable et clément, 6+6 b
80 Et le réseau d'airain des Nécessités sombres 6+6 a
Se brisait de lui-même aux pieds d'un maître aimant. 6+6 b
Tout était joie, amour, essor, efflorescence ; 6+6 c
Lui-même Dieu n'était que le rayonnement 6+6 b
De la toute-bonté dans la toute-puissance. 6+6 c
85 O mes désirs trompés ! O songe évanoui ! 6+6 a
Des splendeurs d'un tel rêve, encor l'œil ébloui, 6+6 a
Me retrouver devant l'iniquité céleste. 6+6 a
Devant un Dieu jaloux qui frappe et qui déteste, 6+6 a
Et dans mon désespoir me dire avec horreur : 6+6 a
90 « Celui qui pouvait tout a voulu la douleur ! » ! 6+6 a
Mais ne t'abuse point ! Sur ce roc solitaire 6+6 a
Tu ne me verras pas succomber en entier. 6+6 b
Un esprit de révolte a transformé la terre, 6+6 a
Et j'ai dès aujourd'hui choisi mon héritier. 6+6 b
95 Il poursuivra mon œuvre en marchant sur ma trace, 6+6 a
Né qu'il est comme moi pour tenter et souffrir. 6+6 b
Aux humains affranchis je lègue mon audace, 6+6 a
Héritage sacré qui ne peut plus périr. 6+6 b
La raison s'affermit, le doute est prêt à naître. 6+6 a
100 Enhardis à ce point d'interroger leur maître, 6+6 a
Des mortels devant eux oseront te citer : 6+6 a
Pourquoi leurs maux ? Pourquoi ton caprice et ta haine ? 6+6 b
Oui, ton juge t'attend, — la conscience humaine ; 6+6 b
Elle ne peut t'absoudre et va te rejeter. 6+6 a
105 Le voilà, ce vengeur promis à ma détresse ! 6+6 a
Ah ! quel souffle épuré d'amour et d'allégresse 6+6 a
En traversant le monde enivrera mon cœur 6+6 a
Le jour où, moins hardie encor que magnanime, 6+6 b
Au lieu de l'accuser, ton auguste victime 6+6 b
110 Niera son oppresseur ! 6 a
Délivré de la Foi comme d'un mauvais rêve, 6+6 a
L'homme répudiera les tyrans immortels, 6+6 b
Et n'ira plus, en proie à des terreurs sans trêve, 6+6 a
Se courber lâchement au pied de tes autels. 6+6 b
115 Las de le trouver sourd, il croira le ciel vide. 6+6 a
Jetant sur toi son voile éternel et splendide, 6+6 a
La Nature déjà te cache à son regard ; 6+6 a
Il ne découvrira dans l'univers sans borne, 6+6 b
Pour tout Dieu désormais, qu'un couple aveugle et morne, 6+6 b
120 La Force et le Hasard. 6 a
Montre-toi, Jupiter, éclate alors, fulmine, 6+6 a
Contre ce fugitif à ton joug échappé ! 6+6 b
Refusant dans ses maux de voir ta main divine, 6+6 a
Par un pouvoir fatal il se dira frappé. 6+6 b
125 Il tombera sans peur, sans plainte, sans prière ; 6+6 a
Et quand tu donnerais ton aigle et ton tonnerre 6+6 a
Pour l'entendre pousser, au fort de son tourment, 6+6 a
Un seul cri qui t'atteste, une injure, un blasphème, 6+6 b
Il restera muet : ce silence suprême 6+6 b
130 Sera ton châtiment. 6 a
Tu n'auras plus que moi dans ton immense empire 6+6 a
Pour croire encore en toi, funeste Déité. 6+6 b
Plutôt nier le jour ou l'air que je respire 6+6 a
Que ta puissance inique et que ta cruauté. 6+6 b
135 Perdu dans cet azur, sur ces hauteurs sublimes, 6+6 a
Ah ! j'ai vu de trop près tes fureurs et tes crimes ; 6+6 a
J'ai sous tes coups déjà trop souffert, trop saigné ; 6+6 a
Le doute est impossible à mon cœur indigné. 6+6 a
Oui ! tandis que du Mal, œuvre de ta colère, 6+6 a
140 Renonçant désormais à sonder le mystère, 6+6 a
L'esprit humain ailleurs portera son flambeau, 6+6 a
Seul je saurai le mot de cette énigme obscure, 6+6 b
Et j'aurai reconnu, pour comble de torture, 6+6 b
Un Dieu dans mon bourreau. 6 a
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